Y a-t-il réellement une explosion de la pauvreté dans le monde ?
Pour qui ne s’informe qu’auprès des grands médias, l’impression est tenace que la pauvreté explose dans le monde. Mais qu’en disent les données ?
Avant d’aller plus loin, il faut préciser qu’il n’y a pas une seule définition de la pauvreté. Pour cet article, je vais me concentrer sur la pauvreté dite absolue, c’est-à-dire la pauvreté qui rend la survie difficile.
Pour commencer, regardons le nombre de personnes qui, dans le monde, vivent sous le seuil de pauvreté absolue :
Jusqu’aux années 1970 environ, la pauvreté absolue a effectivement augmenté, pour toucher jusqu’à 2,5 milliards de personnes. Mais depuis les années 1980, elle s’effondre, littéralement. Aujourd’hui, il y a environ 700 millions de personnes qui vivent dans cet état de pauvreté dans le monde.
Peut-être vous demandez-vous pourquoi le nombre de personnes pauvres a augmenté jusqu’aux années 1970. Plus exactement, est-ce que cette augmention est due à des conditions économiques qui se dégradent ? C’est une possibilité, mais plutôt qu’essayer de prouver que cet argument est vrai, essayons plutôt de le réfuter. Et en particulier, regardons la croissance démographique mondiale.
Si l’on regarde la population mondiale, on se rend compte qu’à partir des années 1820 jusqu’à nos jours, cette dernière n’a eu de cesse d’augmenter – avec un point d’inflexion dans les années 1950, qui a vu le rythme de son augmentation s’accélérer.
Ce que ce second graphique peut dire est que l’augmentation du nombre de personnes pauvres jusqu’aux années 1970 pourrait être due à l’augmentation de la population.
Comment la population mondiale a explosé en à peine trois siècles
Soit [latex]P[/latex] la population mondiale, [latex]A[/latex] la population vivant sous le seuil de pauvreté absolue et [latex]S[/latex] la population vivant au-dessus du seuil de pauvreté absolue. On a [latex]P = A + S[/latex]. Si [latex]A[/latex] est une proportion constante de [latex]P[/latex] (par exemple, 30% de la population mondiale vit sous le seuil de pauvreté), une augmentation de [latex]P[/latex] (graphique jaune) aboutira mécaniquement à une augmentation de [latex]A[/latex] (graphique bleu).
Toutefois, cette hypothèse est mise à mal car à partir des années 1970, le nombre de pauvres diminue alors que la population continue à augmenter. Vraisemblablement, il se passe quelque chose d’autre. Le mystère s’épaissait un peu plus si l’on regarde l’évolution du nombre de personnes qui ne vivent pas sous le seuil de pauvreté absolue :
Alors que vers 1820, quasiment personne ne vivait au-dessus du seuil de pauvreté absolue, on a le sentiment que la prodigieuse croissance démographique depuis deux siècles a surtout aboutit à l’arrivée sur Terre d’une population riche, surtout au cours des années les plus récentes.
Il y a donc un possible effet en trompe-l’œil. Il est clairement visible lorsque l’on met côte-à-côte l’évolution de la population mondiale et l’évolution de la population vivant sous le seuil de pauvreté absolue :
Jusqu’aux années 1950, la population vivant sous le seuil de pauvreté absolue et la population mondiale étaient quasiment les mêmes – en d’autres termes, l’état « normal » était la pauvreté absolue. Et plus encore à partir des années 1970, tout s’accélère : la population mondiale explose, mais le nombre de personnes pauvres se réduit ! Et plus fascinant encore, se réduit de plus en plus vite.
C’est encore plus spectaculaire si l’on regarde la proportion de la population mondiale vivant sous le seuil de pauvreté absolue : cette part s’est continuement effondrée depuis deux siècles, avec une augmentation de la vitesse de cet effondrement depuis les années 1970.
Non seulement la part des personnes pauvres dans la population mondiale n’est pas constante, puisqu’elle diminue, mais surtout cette diminuation a commencé il y a deux siècles. Si l’on revient au tout premier graphique, où l’on voyait une augmentation de la population pauvre jusqu’aux années 1970, on aurait pu conclure à une planète de plus en plus pauvre, asphyxiée par des conditions économiques catastrophiques. Le tableau est en réalité plus subtil que ça : jusque dans les années 1970, l’augmentation du nombre de pauvres était en partie due à la croissance démographique. Mais déjà là il y a un piège : si le taux de pauvre était resté le même, ce qui n’est pas le cas puisqu’il a baissé comme le montre le dernier graphique, l’augmentation du nombre de pauvres aurait dû être encore plus forte qu’elle ne l’a été.
On touche ici du doigt une source majeure d’erreur d’interprétation statistique danlémédia© (mais pas que) : ça n’est pas parce qu’une série augmente, ou baisse, ou se comporte de n’importe quelle façon, qu’il est possible d’en déduire une quelconque causalité. Car il se peut que la hausse, ou la baisse, aurait été plus ou moins forte si les conditions sous-jacentes avaient été différentes. Pour établir une causalité statistiquement correcte, il faut donc comparer la série statistique observée avec une série statistique alternative, qui aurait été celle si, par exemple, rien n’avait changé. Cette série alternative s’appelle le contrefactuel, elle est essentielle, mais elle est également difficile à établir – car comment faire pour obtenir des données statistiques sur une réalité qui n’a pas eu lieu ?
La simulation est une option, d’où l’importance des méthodes comme les modèles multi-agents en économie.
Les nouveaux usages de la simulation informatique en science économique
Chacun pourra interpréter ces graphiques comme il.elle le souhaite, toutefois pour ma part je comprends que l’on est passé d’un monde où l’état normal (au sens statistique) était la pauvreté absolue, à un monde où l’état normal est une forme de richesse. Cela ne veut bien évidemment pas dire qu’il n’y a plus de problèmes, et que tout est réglé, mais c’est un accomplissement majeur qu’il ne faut pas, me semble-t-il, sous-estimer.
Surtout, je suis particulièrement étonné que le nombre de pauvres en valeur absolue a diminué alors que la population augmentait. Et ce principalement au cours des dernières décennies, alors que l’on nous abreuve, danslémédia©, d’une vision du monde bien différente où tout irait de mal en pis. C’est que nos perceptions ne sont pas toujours en lien avec la réalité objective des choses…
Alors pourquoi a-t-on vu la proportion de pauvres diminuer depuis deux siècles ? La réponse à cette question est simple :
Cela étant, un peu de recul n’est pas inutile. Dans cet article, je ne me suis intéressé qu’à une seule dimension de la pauvreté, la pauvreté absolue. Il y en a d’autres, notamment dans les pays développés où l’on parle plutôt de pauvreté relative (au niveau de vie du pays en question). Et au-delà de la seule question de la pauvreté, il s’en cache d’autres comme celle des inégalités de revenu, de patrimoine, d’accès à des services essentiels comme la santé, l’éducation, les transports, etc.
Il me semble cependant qu’il ne faut pas perdre de vue que l’Humanité vit aujourd’hui dans un état de richesse sans précédent, et que les conditions de vie n’ont jamais été aussi prospères qu’en cet instant – cette phrase restant vraie si vous lisez cet article bien après sa publication, pour la simple et bonne raison que la tendance est à la généralisation du progrès matériel partout sur la planète.
Source des données : Our World In Data (fichier csv)