Sait-on mesurer le racisme ?
Contrairement à bon nombre d’autres sciences sociales, la science économique se distingue par une énorme ambition quantitative. Mais sait-on tout mesurer ?
Comment mesurer dans la science économique ?
L’économie n’est pas la seule science sociale à manifester une ambition quantitative, c’est-à-dire une ambition à compter, mesurer les phénomènes qu’elle étudie. La sociologie, l’histoire, la psychologie ont elles aussi une telle ambition. Toutefois, l’économie se distingue par l’ampleur de cette ambition : tout économiste qui se respecte est familier de l’économétrie, même s’il ne l’utilise pas lui-même (par exemple si, comme moi, il est théoricien).
Un corollaire de cette ambition hors norme est que de nombreux chercheurs ont appliqué les outils de l’économétrie pour essayer de mesurer un large pannel de phénomènes humains et sociaux. L’éventail de ce que l’on a tenté de mesurer est gigantesque.
Toutefois, pour pouvoir utiliser les outils de l’économétrie, encore faut-il avoir une base de données digne de ce nom. Il existe plusieurs moyens de construire une telle base de données, avec notamment l’économie expérimentale.
De manière schématique, il y a deux grandes méthodes pour faire des expériences en économie :
- en laboratoire
- sur le terrain, c’est-à-dire « dans la vraie vie »
Je ne vais pas entrer dans le détail des différences entre ces deux méthodes, je vais me contenter de dire qu’elles ont chacune des avantages et inconvénients différents.
Les expériences de laboratoire ont une meilleure validité interne que les expériences de terrain, alors que les expériences de terrain ont une meilleure validité externe. Si vous ne savez pas à quoi font référence ces deux concepts, voici leur définition dans le Dictionnaire :
Pour résumer, le laboratoire a l’avantage que l’on sait exactement ce que l’on mesure, sans que l’on sache si ce que l’on mesure en laboratoire est identique à ce qu’il se passe « à l’extérieur ». Inversement, le terrain a l’avantage d’être plus proche de la réalité, mais en général les protocoles y sont moins contraignants, et donc on ne sait pas toujours très bien ce que l’on mesure.
Un exemple frappant de cette réalité est à trouver dans [zotpressInText item= »{GKTGT9A9} »]. Ces derniers cherchent à mesurer, en Allemagne, si l’origine ethnique influence la manière dont les autres vont punir quelqu’un qui viole ostensiblement une norme sociale.
Les habitants de Cologne sont-ils racistes ?
Le protocole expérimental est très simple : les chercheurs ont recruté des acteurs1Vraisemblablement, plutôt certains de leurs étudiants…, pour 2/3 blancs, pour 1/3 d’origine turque et/ou nord-africaine (ou en tout cas, perçus comme tels). Les acteurs avaient pour consigne de jeter un gobelet de café vide juste à côté de la poubelle à la sortie d’une bouche de métro de Bonn et/ou de Cologne2Une ville que je vous encourage à visiter si vous en avez l’occasion ! Bonn, par contre…, afin de signaler aux passants un dédain manifeste pour la norme sociale consistant à ne pas jeter ses ordures par terre lorsqu’il y a des poubelles à disposition. Un complice3En réalité, encore un étudiant. notait dans un carnet les réactions des passants : réagissent-ils, ou non ? Et s’ils réagissent, quelle est leur origine ethnique ?
La photo de couverture de cet article est tirée de l’article, et montre l’un des acteurs en situation.
Pour s’assurer que la norme ne soit pas différemment acceptée dans les différents groupes ethniques, un sondage préalable a été mené dans les quartiers où sont situées les bouches de métro qui constitueront le terrain de l’expérimentation. Environ 85% des personnes répondent qu’il n’est pas acceptable de jeter ses détritus à terre s’il y a une poubelle, sans différence significative entre les groupes ethniques.
De fait, si l’on mesure des différences dans la manière dont les passants réagissent à la violation de la norme sociale, ça ne pourra pas être du fait d’une norme différente entre les groupes.
Dans ce protocole expérimental, quatre interactions interethniques sont possibles :
[su_table]
Passant ↓ | Acteur → | Blanc | Non-blanc |
Blanc | A | C |
Non-blanc | B | D |
[/su_table]
En moyenne, environ 10% des jets de gobelet à côté de la poubelle sont sanctionnés par les passants. D’après vous, comment évolue cette proportion selon l’interaction interethnique ? En d’autres termes, quelles sont les valeurs de A, B, C et D ? Je vous propose un petit quizz avant de regarder les réponses.
Si le quizz ne s’affiche pas, cliquez ici pour l’afficher dans une fenêtre séparée.
[su_spoiler title= »Cliquez ici pour voir les réponses détaillées » style= »fancy » icon= »arrow »]
[su_table]
Passant ↓ | Acteur → | Blanc | Non-blanc |
Blanc | 8,7% (A) | 19,1% (C) |
Non-blanc | 3,9% (B) | 7,7% (D) |
[/su_table]
[/su_spoiler]
Voici ce que dit le tableau des réponses détaillées :
- lorsque le passant et l’acteur ont la même origine ethnique, le passant punit l’acteur avec la même proportion (il n’y a pas de différence statistiquement significative entre A et D)
- par contre, lorsque le groupe ethnique du passant et de l’acteur est différent, les comportements sont eux aussi différents : les blancs punissent près de cinq fois plus que les non-blancs, lorsque l’acteur est d’un groupe ethnique différent de celui du passant (B et C)
Ce qui nous intéresse ici est la valeur de C. On remarque qu’elle est très élevé. Les blancs punissent ainsi nettement plus les non-blancs qui violent la norme sociale de ne pas jeter ses détritus à terre s’il y a une poubelle à proximité, qu’ils ne punissent les blancs (C > A).
Si l’on se contente de cette interprétation, le résultat est clair : les blancs font davantage payer aux non-blancs qu’aux blancs une violation des normes sociales, c’est donc que les blancs sont racistes. Sauf que…
Que vient-on réellement de mesurer ?
Si l’explication à ces différences était le racisme des blancs, pourquoi alors les non-blancs punissent-ils aussi peu les blancs (B < D), alors qu’ils punissent comme les blancs les acteurs partageant leur origine ethnique (A = D) ?
Une explication alternative au racisme est à chercher dans le statut social : de manière générale, dans les pays occidentaux4C’est peut-être vrai dans d’autres sphères culturelles, je n’en sais rien. les populations récemment immigrées (en partie non-blanches) jouissent d’un statut social en moyenne moins favorable que celui des locaux (souvent blancs). Or, selon les sociétés il est plus ou moins accepté qu’une personne d’un statut social plus élevé fasse valoir ce statut lorsqu’elle rencontre une personne d’un statut social perçu comme moins élevé5En d’autres termes, selon votre statut social des normes sociales différentes s’appliqueront à vous.. Il suffit alors que les blancs qui punissent les acteurs non-blancs le font non pas parce qu’ils ne sont pas blancs, mais parce que les passants pensent qu’ils (les passants) ont un statut social plus élevé qui leur donne ce « droit » de les confronter, et alors on ne sait plus dire si les punitions plus fréquentes sont du racisme ou la manifestation de statuts sociaux différents.
[su_note note_color= »#e6e5e5″ text_color= »#000000″]
De l’importance des croyances
Le fait que les statuts sociaux soient réellement différents ou non n’a pas grande importance dans le choix de confronter ou de ne pas confronter l’acteur qui jete le gobelet : ce qui compte n’est pas la vraie information, mais ce que la personne pense être la vraie information – ce que l’on appelle les croyances.
[/su_note]
Surtout, cette hypothèse a l’avantage d’expliquer également pourquoi les non-blancs punissent moins les acteurs blancs que les acteurs non-blancs : parce que dans ce même cadre explicatif de statuts sociaux différenciés, on sait que les groupes dominés (ici, les non-blancs) ont davantage tendance à s’auto-censurer lorsqu’ils sont en contact avec quelqu’un d’un groupe perçu comme plus élevé dans la hiérarchie sociale. Ici, cela conduit à ne pas punir quelqu’un qu’on aurait pourtant eu envie de punir. Avec le seul cadre explicatif du statut social, on arrive à expliquer les deux observations qui sortent du lot (C > A et B < D), alors que le racisme des blancs n’explique que C > A – c’est ce qu’on appelle le rasoir d’Ockham, toujours préférer l’explication la plus simple.
Bien évidemment, il ne s’agit pas de dire que cette expérience montre qu’il n’y a pas de racisme. En tout état de cause, c’est même l’inverse : à n’en pas douter, il y a des passants blancs qui ont puni l’acteur non-blanc uniquement parce qu’il n’était pas blanc, indépendamment de toutes autres considérations6Il peut aussi exister un racisme des non-blancs envers les blancs, mais vu la valeur de B, il me paraît raisonnable de dire que cette expérience n’a rien capturé de tel.. Dans certains cas, on peut même imaginer que les deux dimensions se cumulent : le passant blanc punit l’acteur non-blanc à la fois parce qu’il n’est pas blanc, et aussi parce que le passant pense que son statut social (réel ou imaginaire) lui permet de le faire. Mais combien de ces 20% de passants blancs sont motivés par du racisme ? Des différences de statut ? Les deux à la fois ? Ou simplement la volonté de faire respecter une norme sociale largement acceptée, indépendamment du statut social ou de l’origine ethnique de la personne qui la viole ?
À toutes ces questions, ce protocole expérimental ne sait pas répondre. En d’autres termes, il ne permet pas d’identifier l’effet pur lié au racisme de l’effet pur lié au statut social, et de distinguer ces effets des effets liés à d’autres considérations (comme la volonté de faire respecter la norme, sans considérations ethniques ni de statut). Alors certes, les sujets de cette expérience sont des personnes qui interagissent dans une « vraie » situation, mais qu’a-t-on réellement mesuré ?
Et ce problème n’est pas si secondaire qu’il pourrait en avoir l’air. Déjà, parce que d’un point de vue intellectuel on aurait aimé savoir ce qu’on mesure. Surtout, si les populations non-blanches font l’objet de discriminations, si l’origine de ces discriminations est une explication ou l’autre, les politiques publiques à mener pour y mettre un terme seront complètement différentes. En médecine, on ne soigne pas un rhume et une angine de la même manière, ici, c’est exactement pareil.
À n’en pas douter, une expérience de laboratoire aurait permis d’isoler les différents effets entre eux, mais on aurait alors été confronté au problème de la validité externe : est-ce que la chose mesurée en laboratoire est réellement la même à l’extérieur ?
La morale (scientifique) de cet article est donc que les expériences de terrain et les expériences de laboratoire ont des forces et des faiblesses différentes. L’important étant, aussi bien pour le chercheur que pour la personne qui lit les résultats, d’en avoir conscience. Pour le chercheur, cela lui permet de choisir la méthode la plus adaptée pour répondre à la question de recherche qu’il se pose, et de la sorte éviter soit de croire que l’on mesure des choses qu’on ne mesure en fait pas, soit d’être persuadé d’avoir mesuré quelque chose de significatif alors qu’en réalité, il se pourrait tout autant que ce soit un artéfact de laboratoire.
Pour le lecteur ou la lectrice des résultats, en avoir conscience permet de s’interroger si un jour quelqu’un (politique, journaliste, éditorialiste, économiste de plateau télé, etc.) utilise des résultats expérimentaux, principalement pour ne pas se faire avoir.
Image de couverture : illustration tirée de l’article cité.