[Grand Format] Mentir sur son CV est un interdit absolu en sciences – et ce que ça implique

Idriss Aberkane n’a pas été avare en exagérations sur son CV. Parfois, certains répondent que « tout le monde le fait, ça n’est pas si grave« . En sciences, si. C’est même une ligne rouge absolue, à ne franchir sous aucun prétexte. Laissez-moi vous expliquer pourquoi, et discuter des implications d’une telle transgression.

Mentir sur son CV n’est jamais une bonne idée

Tout d’abord, commençons par l’idée communément admise que mentir sur son CV est d’une certaine façon un « mal nécessaire ». Il va de soi que les petits arrangements avec la vérité posent systématiquement un problème éthique, mais pas uniquement. On peut être licencié pour faute grave pour avoir menti sur son CV. D’après moi, c’est donc tout sauf anodin.

Mais qu’en est-il dans le champ des sciences ?

La valeur d’un chercheur ? C’est sa réputation

Qu’est-ce qui fait la distinction entre un « bon » et un « mauvais » chercheur ? Répondre à cette question de manière objective est impossible, car il n’existe pas de critères objectifs. Du coup, plutôt que dire si dans l’absolu un chercheur est bon ou mauvais, ce qui va compter c’est la vision subjective qu’auront ses collègues de sa valeur. Dans le domaine des sciences, cette vision subjective porte un nom : la réputation (scientifique).

La réputation est absolument centrale, car la science, contrairement à la vie en entreprise ou dans la fonction publique classique, est un processus éminemment collégial. Pour le dire autrement, il n’y a pas de chefs. Les décisions de recrutement de nouveaux chercheurs se font par le biais de comités (de recrutement). La promotion (par exemple de maître de conférences vers professeur, en France) se fait par le biais de comités. Le recrutement de doctorants, aussi. Les centres de recherche sont gérés par un conseil d’enseignants-chercheurs élus ou nommés. Et ainsi de suite.

La fabrication des idées scientifiques elle-même est collégiale : un article n’a de valeur scientifique que s’il est publié dans une revue à comité de lecture. Comme expliqué dans l’épisode 1 de Carnets d’Économistes, pour publier dans une telle revue, il faut convaincre plusieurs autres chercheurs de la qualité de son travail.

En sciences, naturelles comme sociales, il ne suffit pas de prétendre être bon pour l’être ; en sciences, il n’y a pas un chef, pas une autorité qui dit qui est bon et qui ne l’est pas ; en sciences, être bon c’est avoir réussi à convaincre ses collègues chercheurs que l’on est bon. Et c’est là que le CV trouve toute son importance…

Le CV est une vitrine

Aujourd’hui, dans les disciplines « majeures » il y a des dizaines de milliers de chercheurs actifs. Par exemple, en économie il y en a au moins 48.000 dans le monde. Cela signifie que chaque chercheur ne connaîtra directement la réputation que d’un nombre (très) limité d’autres chercheurs. Quand je découvre un nom que je ne connais pas (ce qui arrive assez souvent), dans une publication, dans un séminaire, une conférence, ce qu’on veut, je vais essayer de me faire une idée de sa réputation en… lisant son CV. Et oui !

En sciences, le CV est la vitrine de votre réputation scientifique. C’est la vitrine de votre valeur. Ça n’est pas votre réputation scientifique, mais c’est la première chose que verront vos collègues chercheurs vous concernant – et vous savez ce qu’on dit sur les premières impressions, elles sont souvent durables…

Dès lors, on voit la gravité absolue de voir un chercheur mentir sur son CV : en essayant de se faire passer pour plus beau qu’il ne l’est réellement, celui-ci manipule ses collègues, et il perd alors la « présomption d’honnêteté » dont chaque chercheur jouit au sein de sa communauté scientifique. Une fois perdue, cette présomption d’honnêteté l’est souvent de manière définitive. C’est dur, mais c’est ainsi.

Pourquoi le cas Aberkane est encore plus grave

En distordant la réalité de son CV, Idriss Aberkane a donc tordu le bras à l’un des principes les plus essentiels du fonctionnement des sciences. Cela explique certainement pourquoi autant de chercheurs de disciplines aussi diverses que l’économie, la physique, la biologie, les neurosciences et j’en passe lui sont tombé dessus, et de manière extraordinairement unanime.

Mais son mensonge va bien au-delà.

Idriss Aberkane n’a en effet pas gonflé son CV de chercheur pour des motifs purement scientifiques, pour obtenir un poste dans une université renommée, ou que sais-je encore. Non. Il a gonflé son CV pour faire croire au grand public, aux non-spécialistes des disciplines dont il traite dans ses livres, conférences et ce qu’on veut, qu’il est un chercheur hors-normes – et que pour cette raison, sa parole mérite d’être entendue. Le problème ? Celles et ceux à qui il adresse ce message, parce qu’ils ne sont justement pas chercheurs eux-mêmes, ne peuvent pas déceler le mensonge. Il trompe des personnes qui ne peuvent se « défendre » elles-mêmes.

Chacun jugera par lui-même, mais pour ma part, venant d’un homme qui prétend « libérer [notre] cerveau« , je trouve que sa méthode est au contraire extraordinairement aliénante – la négation même du libre arbitre. Il suffit de voir les messages exaltés de certains de ses fans qui le défendent becs et ongles pour se rendre compte de la puissance de la technique utilisée par Idriss Aberkane…

Idriss Aberkane aurait-il eu un tel succès s’il avait été honnête sur son CV ? Aurait-il convaincu autant de personnes de l’écouter s’il n’avait pas autant exagéré son CV ? Je vous laisse y réfléchir par vous-même.

Le CV est faux, certes, mais c’est surtout le fond qui compte

Oui, mais non. Déso, pas déso. Dès lors qu’Idriss Aberkane a menti sur son CV, en l’exagérant de manière aussi outrancière, cela pour moi condamne d’office sa « parole de chercheur ». Cela ne lui interdit pas de s’exprimer, bien évidemment, mais plus au titre de chercheur. Au titre de simple citoyen. Admettez que déjà, ça en jette beaucoup moins.

Toutefois, comme Aberkane a eu droit à une caisse de résonance médiatique extraordinaire, sa parole a porté. Et je pense qu’il est nécessaire que des chercheurs n’ayant pas exagéré leur CV lui répondent. Entendez-moi bien : Idriss Aberkane ne dit probablement pas que des choses fausses. Mais à partir du moment où il a menti sur son CV, le contrat de confiance implicite qu’il passe avec ses lecteurs (non spécialistes) est rompu. Il convient donc de ne plus croire aucune de ses affirmations, et (dans un monde idéal), de les étudier une à une pour faire le tri entre celles qui sont vraies, et les autres.

Pour ma part, comme ce monsieur parle d’économie (avec son concept de « nooéconomie », ou économie de la connaissance), mon petit doigt me dit que je pourrais certainement avoir deux ou trois choses à en dire…

Un coup de poignard porté à la vulgarisation

Comme d’autres vulgarisateurs, je suis convaincu que pour bien diffuser les sciences il faut tendre vers deux objectifs :

  • expliquer les résultats scientifiques, les débats, les controverses, bref, transmettre des connaissances
  • transmettre la méthode par laquelle ces connaissances sont obtenues : la fameuse méthode scientifique, au sein de laquelle l’esprit critique occupe une place absolument centrale

Depuis quelques années, l’espace médiatique a été investi par des vulgarisateurs qui se donnent pour ambition de justement suivre ces deux objectifs. Je pense aux amis de Podcast Science, aux autres amis de La Tronche en Biais (#NancyReprésente), à l’extraordinaire émission La Méthode Scientifique sur France Culture, et bien d’autres encore.

Alors quand arrive dans le champ médiatique un individu aux pratiques aussi douteuses qu’Idriss Aberkane, pratiques qui sont aux antipodes de la méthode scientifique et de l’esprit critique, il y a de quoi être franchement découragé. Ou un peu révolté. Je ne sais pas ce que cherche ce garçon. Est-ce la gloire ? L’argent ? Ce qui semble certain, toutefois, c’est que ça n’est pas une diffusion honnête des sciences… Et c’est le travail de dizaines de vulgarisateurs (dont je suis) qui est ainsi piétiné.

Et quand on voit l’énorme couverture médiatique que lui ont (gratuitement) offert des médias aussi prestigieux que Le Monde, cela ne peut que me renforcer dans ma conviction que c’est par le biais de médias indépendants et spécialisés comme Passeur d’Éco qu’une vulgarisation honnête et sérieuse a les meilleures chances de s’épanouir – et de toucher celles et ceux que les sciences intéressent.