Néoclassique, mainstream et orthodoxe : quelles différences ?

La science économique est souvent présentée comme traversée de « courants ». Des termes comme « néoclassiques », « mainstream » ou encore « orthodoxes » sont parfois utilisés de manière interchangeable pour qualifier certains d’entre eux. Mais est-ce bien légitime ?

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Au moins dans le champ médiatique, il est souvent dit que la science économique serait constituée de deux camps opposés : les hétérodoxes d’un côté, les orthodoxes de l’autre.

Toutefois, lorsque l’on prête attention à qui se réclame de ces termes, on se rend compte qu’il s’agit quasi-exclusivement d’économistes qui se disent hétérodoxes – et qui appellent ceux qui ne se définissent pas comme hétérodoxes les « orthodoxes ». En d’autres termes, les hétérodoxes s’appellent eux-mêmes hétérodoxes, mais les orthodoxes ne prennent quasiment jamais le temps de se positionner. Cela interroge, car quelle réalité donner à cette distinction si elle n’est vraisemblablement pas partagée ?

Je vous propose un article de David Colander, Richard Holt et Barkley Rosser : The changing face of mainstream economics (Review of Political Economy, 2004)1Au 15 janvier 2018, l’article a été cité 475 fois.. C’est un article dense qui ne discute pas seulement d’hétérodoxie et d’orthodoxie, mais pour aujourd’hui je vais me limiter à cet aspect.

L’un des mérites de cet article est de distinguer trois termes qui sont souvent confondus (et plus souvent encore utilisés à tort et à travers, dans les médias mais pas que) : néoclassique, mainstream et orthodoxie.

Tout d’abord, néoclassique :

Neoclassical economics is an analysis that focuses on the optimizing behavior of fully rational and well-informed individuals in a static context and the equilibria that result from that optimization. […] Perhaps the most important characteristic of the neoclassical orthodoxy is that axiomatic deduction is the preferred methodological approach.

Ils argumentent (à mon sens à raison) que la science économique actuelle n’est plus néoclassique depuis des décennies, en citant un autre papier de David Colander et Mark Blaug :

Mark Blaug, one of the most distinguished current historians of economic thought, has pointed out that, beginning as early as the 1950s, the classification ‘neoclassical economics’ was no longer appropriate to characterize modern economics.

En suivant la définition proposée par Colander et al., je vois au moins quatre raisons pour dire que la science économique actuelle n’est plus néoclassique :

  1. l’information imparfaite est devenue standard
  2. il est largement accepté que les individus n’optimisent pas toujours bien, notamment lorsqu’ils prennent des décisions sur plusieurs périodes
  3. il est largement accepté que les individus ne connaissent pas toujours bien leurs préférences (ils ne sont donc pas rationnels au sens où ils ne cherchent pas systématiquement à satisfaire leurs préférences)
  4. même si je ne suis pas sûr de comprendre ce qu’ils entendent par « static context« , si l’on considère statique au sens littéral, l’avènement d’un nombre considérable de modèles dynamiques aussi bien en microéconomie (en théorie des jeux notamment) qu’en macroéconomie (modèles d’appariement, modèles DSGE) montre que la science économique intègre les phénomènes non-statiques

(On pourrait aussi ajouter une cinquième raison, à savoir une timide incursion vers une économie « hors équilibre ». Mais cette incursion n’est pour l’instant que le fait de branches minoritaires qui, certes se développent, mais restent minoritaires.)

Pour résumer sur néoclassique, dire que la science économique de 2018 est néoclassique n’a donc plus grand sens.

Ensuite, mainstream :

Mainstream economics consists of the ideas that the elite in the profession finds acceptable, where by ‘elite’ we mean the leading economists in the top graduate schools.

Ils ajoutent :

It is not a term describing a historically determined school, but is instead a term describing the beliefs that are seen by the top schools and institutions in the profession as intellectually sound and worth working on. Because of this, mainstream economics usually represents a broader and more eclectic approach to economics than is characterized as the recent orthodoxy of the profession.

Pour eux, la science économique mainstream désigne donc un phénomène sociologique (ici, de croyances partagées par une « élite »2Ils disent eux-mêmes que l’identification de cette élite est une tâche difficile.) plutôt qu’une classe d’idées immuables. Car à mesure que les individus changent dans les institutions de premier plan, ce qui est considéré comme mainstream change aussi.

Surtout, dire que mainstream recouvre une réalité sociologique plutôt qu’intellectuelle leur permet d’ajouter :

One can be part of the mainstream and yet not necessarily hold ‘orthodox’ ideas.

Ils prennent en exemple Kenneth Arrow, qui a contribué de façon décisive à la théorie de l’équilibre général dans les années 50 (l’orthodoxie de l’époque), et a contribué de manière tout aussi décisive à la théorie de l’économie comme système complexe trente ans plus tard (une branche aujourd’hui encore minoritaire, donc « hétérodoxe »).

Enfin, orthodoxie :

In our view, the term ‘orthodox’ is primarily an intellectual category. It is a backward looking term that is best thought of as a static representation of a dynamic, constantly changing profession, and thus is never appropriately descriptive of the field of economics in its present state.

Ils ajoutent :

Orthodoxy generally refers to what historians of economic thought have classified as the most recently dominant ‘school of thought,’ which today is ‘neoclassical economics.’ In our view, modern mainstream economics is quite different from this neoclassical concept of orthodox economics.

Première remarque : là où mainstream est une réalité sociologique, orthodoxie est un concept intellectuel.

Seconde remarque : ils définissent l’orthodoxie comme une description historique et statique d’une réalité actuelle et dynamique – est-ce que cette réalité peut s’assimiler au consensus scientifique ? C’est une vraie question que je pose.

Surtout, ils argument que cet usage est d’une certaine manière inadapté : le concept d’orthodoxie ne peut être utilisé que pour décrire un état du passé, et non servir à décrire un état actuel. Pourquoi ?

Principalement parce qu’il est difficile, à un instant [latex]t[/latex], d’identifier les frontières de ladite orthodoxie, et donc ses transformations :

We suggest that changes [in the orthodoxy], even ones that will eventually be considered revolutionary, often come from within and will not be noticed for years. […] The change […] is so gradual that the profession often does not notice that the change has occurred.

Si je comprends bien, ils ne disent pas que l’orthodoxie n’existe pas. Ils disent plutôt : l’orthodoxie existe, mais elle est difficile à identifier au jour le jour car elle se transforme en permanence du fait de pressions internes3Ils parlent même de « stealth changes« .. Et ces transformations graduelles sont plus difficiles à percevoir qu’une révolution scientifique à la Thomas Kuhn. Ils s’écartent d’ailleurs de ce dernier : pour eux, la science économique change selon des mécanismes que cette théorie n’arrive pas expliquer.

Ils abordent bien évidemment l’hétérodoxie :

It is usually defined in reference to orthodox, meaning to be ‘against orthodox,’ and defines itself in terms of what it is not, rather than what it is. An economist who sees him or herself as heterodox does not subscribe to the current orthodox school of thought, as defined by the historian’s classifications.

Un peu comme avec orthodoxie, ils définissent hétérodoxie selon son usage. Et pour eux, le terme d’hétérodoxe est avant tout utilisé par des économistes qui se qualifient eux-mêmes comme tels, et qui considèrent être contre l’orthodoxie – mais j’ajoute : du coup, quelle orthodoxie ? La même qu’il est si difficile à caractériser ?

Les auteurs répondent en partie à cette remarque, avec le constat suivant :

The current elite4L’élite en question est celle du temps de la rédaction du papier, donc juste après l’an 2000. are relatively open minded when it comes to new ideas, but quite closed minded when it comes to alternative methodologies.

Ils ne parlent cependant pas de l’orthodoxie mais du mainstream, deux concepts dont on a déjà vu les différences. Ils vont plus loin :

However, in our view, heterodoxy also has a sociological aspect. A self-identified heterodox economist has also defined his or her self outside the mainstream. […] Since many mainstream economists also do not accept important aspects of the orthodoxy, the additional feature that determines a heterodox economist is social.

En plus d’être opposé à l’orthodoxie, l’économiste hétérodoxe est donc aussi opposé au mainstream. Il évolue dans des cercles différents. Ce qui aura des conséquences fâcheuses :

This often causes a failure of communication between heterodox and mainstream economists, even when they may share similar views about the limitations of the ‘orthodox’ approach.

Pour résumer :

  • néoclassique, mainstream et orthodoxe ne sont pas des synonymes, et ne doivent pas être utilisés comme tels
  • l’orthodoxie évolue lentement (en partie parce que changée de l’intérieur) et ses évolutions sont difficiles à identifier lorsqu’elles surviennent
  • l’hétérodoxie est autant un phénomène intellectuel de rejet de l’orthodoxie qu’un phénomène social de rejet du mainstream

Je retire énormément de choses de la lecture de cet article (que je relis d’ailleurs régulièrement, chaque fois en y découvrant de nouvelles idées).

La première est que lire une analyse sur orthodoxie et hétérodoxie qui ne soit ni partisane, ni dans la caricature, fait le plus grand bien. La distinction qu’ils font entre néoclassique, mainstream et orthodoxie montrent clairement que la question est plus complexe que ce que certains (d’un côté comme de l’autre, d’ailleurs…) veulent bien faire croire.

La seconde est qu’ils mettent des mots sur ma « gêne » vis-à-vis de certains économistes hétérodoxes qui disent s’opposer à une science économique qui ne ressemble en rien à celle que je pratique quotidiennement. Je ne suis pas en soi opposé à des méthodologies différentes (j’utilise moi-même les modèles multi-agents dans une partie de ma thèse), mais il me semble que la charge de la preuve revient ici à celui qui fait la critique, pas à celui qui la reçoit. Et faire référence à une « opposition » qui se base sur l’état de la science des années 1950 alors qu’on est en 2018… Sans la défendre (ni la critiquer d’ailleurs), je peux comprendre l’exaspération de certains économistes non-hétérodoxes face à ces positions bien peu convaincantes. Après tout, on parle de chercheurs dont le salaire est payé par l’État, donc la collectivité, et dont on peut attendre (voire exiger ?) qu’ils fassent leur travail sérieusement.

Dans tous les cas, cet article est une lecture fascinante, et je ne peux que vous le recommander – d’autant qu’il n’est pas long. Et je n’ai pas mentionné les nombreux autres points qu’il traite, points qui feront certainement l’objet de publications futures sur Le Signal Économie.

Pour information, la discussion des définitions de néoclassique, mainstream et orthodoxie se fait principalement dans la section 6 (et plus secondairement dans la section 3).

The changing face of mainstream economics

The changing face of mainstream economics

David Colander, Richard Holt & Barkley Rosser Jr.

Review of Political Economy

Volume 16, 2004 – Issue 4 (pages 485-499)

doi.org/10.1080/0953825042000256702