Les grands sujets de société ne sont pas l’apanage de la macroéconomie
A l’occasion d’une réforme des programmes de l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée en France, certains argumentent que moins enseigner la macroéconomie va conduire les élèves à moins connaître les grands sujets de société. C’est oublier que la microéconomie s’intéresse elle aussi à de tels sujets.
En premier lieu, je tiens à préciser que cet article n’est pas une défense (ni d’ailleurs une attaque) de la réforme du programme des sciences économiques et sociales (SES) actuellement en discussion. Je n’en connais pas les détails, ni les enjeux, et je ne pense pas avoir grand chose d’intéressant à dire à son sujet. J’ai toutefois remarqué que cette réforme fait l’objet de critiques, et une en particulier me pose problème.
Pour aller vite, cette réforme plaide en faveur d’une plus grande place donnée à la microéconomie, au détriment de la macroéconomie :
https://twitter.com/_APSES_/status/1014601496334303232
Avec cet article, je veux démonter un mythe véhiculé par certains critiques de cette réforme au sujet de la microéconomie : d’après eux, cette dernière serait une collection abstraite d’outils mathématiques hors-sol, là où la macroéconomie serait, elle, ancrée dans les « vrais » sujets de société.
https://twitter.com/ChrisChavagneux/status/1014755999696158720
Cet argument repose toutefois sur de mauvaises informations à propos de ce qu’est réellement la microéconomie.
La microéconomie étudie les agents économiques, alors que la macroéconomie étudie les agrégats (pays, régions, groupes de pays, etc.). Leurs méthodes sont également un peu différentes, même si désormais, les modèles macroéconomiques sont fondés sur des connaissances microéconomiques, ce qu’on appelle les micro-fondations.
Prétendre que les méthodes de la microéconomie ne permettent pas d’étudier des sujets de société importants n’a guère de sens. Sur le seul podcast du Signal Économie, voici cinq sujets que je qualifierais de « grands », traités par les outils de la microéconomie :
- Pourquoi les parlementaires français recourent-ils à l’emploi familial, avec comme toile de fond l’affaire Fillon de la dernière campagne présidentielle ?
- Comment mieux prendre en compte l’impact de l’homme sur l’environnement, et éviter que ce dernier ne soit trop important ?
- Comment mieux prendre en compte les préférences politiques des citoyens au moment des élections ?
- Comment la réglementation peut-elle réduire les risques industriels, notamment sur l’environnement ?
- Comment nos biais cognitifs influencent-ils notre soutien à certaines politiques publiques qui ne nous sont pas toujours favorables ?
Pardon, mais si aucun de ces sujets n’est un « grand sujet » de société, je ne sais pas ce qu’est un « grand sujet » de société. Le dernier interroge par exemple pourquoi certains électeurs de Donald Trump ou en faveur du Brexit ont voté contre leurs propres intérêts.
Bien évidemment, je ne dis pas qu’il n’y a pas de bonnes raisons de s’opposer à l’enseignement de la microéconomie au lycée. C’est par exemple une matière à première vue très aride, susceptible de faire l’objet de gros contresens si elle est mal expliquée. Il ne faudrait certainement pas remplacer la situation actuelle où elle est peu enseignée, par une situation pire où elle serait mal enseignée. Et je ne parle pas là des compétences des enseignants en SES, mais des programmes eux-mêmes.
Je ne dis pas non plus que le chômage, la croissance ou la fiscalité ne sont pas des sujets importants. Mais ils ne sont probablement pas les seuls sujets importants.
Quatre arguments (au moins) plaident en faveur d’un plus grand enseignement de la microéconomie au lycée (sous réserve que cet enseignement soit fidèle à ce qu’est réellement la microéconomie). Le premier est que l’on peut vouloir davantage exposer les lycéens aux travaux et aux recommandations des économistes sur des sujets de société comme le réchauffement climatique, la fourniture des services de santé, la lutte contre la délinquance, les modes de scrutin, etc.
Le second, plus scientifique, est que la macroéconomie ne représente que 10% des publications dans les cinq meilleures revues généralistes. Un article publié en 2017 dans l’American Economic Review et étudiant 134.892 articles publiés dans 80 revues scientifiques entre 1980 et 2015, trouve que la macroéconomie (au sens de l’étude des politiques budgétaires et monétaires) représente environ 15% des publications, et l’économie du travail environ 10% – soit 25% en tout. C’est certes substantiel, mais cela montre que la science économique est loin de se réduire à ces deux champs.
Angrist, J. et al. 2017. « Economic Research Evolves: Fields and Styles »
American Economic Review 107, 293–297[1]
C’est d’ailleurs un a priori très courant au sein du grand public, que de croire que la science économique se réduit, en gros, à la finance et aux questions macroéconomiques. La réalité de la pratique scientifique est bien plus riche que ce que suppose cette croyance infondée.
Il va de soi que cet état de fait scientifique n’implique pas qu’il faille réserver 25% du temps d’enseignement à des sujets macroéconomiques. Mais a minima, l’on peut se dire qu’un rééquilibrage ne paraît pas invraisemblable.
Le troisième argument concerne la macroéconomie elle-même : comme je le disais plus haut, cette dernière est désormais micro-fondée. En d’autres termes, les modèles macroéconomiques reposent sur des modèles microéconomiques. Je ne vais pas entrer dans le détail sur pourquoi les modèles macro sont micro-fondés, ni si c’est une bonne ou une mauvaise chose.
Toutefois, que l’on soit favorable ou non aux micro-fondations, le fait est qu’une proportion écrasante de la littérature macroéconomique actuelle utilise des micro-fondations. Cela implique, me semble-t-il, que pour bien comprendre la macroéconomie actuelle, et ce y compris pour la critiquer, il est nécessaire de se plonger, au moins un peu, dans la microéconomie. En d’autres termes : mieux connaître la microéconomie est un point de départ désormais indispensable pour mieux connaître la macroéconomie, y compris si l’objectif est d’en faire la critique.
Un quatrième argument est que la microéconomie, c’est cool. Je suis moi-même microéconomiste, et je suis chaque jour fasciné par la capacité de mon champ à mettre en équations, en protocoles expérimentaux ou en code informatique des comportements humains riches et complexes, pour essayer de mieux les comprendre. Mon argument ici est que l’amélioration de la connaissance est, ou devrait être, en soi un argument suffisant pour enseigner une discipline. Pourquoi se limiter à des considérations purement utilitaristes, du type « l’enseignement doit former à un métier » ou « l’enseignement doit former à être de meilleur.e.s citoyen.ne.s » ? Et pourquoi pas « l’enseignement peut servir à mieux comprendre notre monde » ?
Bien évidemment, ces différents objectifs ne s’excluent pas les uns les autres. Mais je suis toujours étonné que des groupes si prompts à critiquer des dérives supposément « utilitaristes » ou « managériales » défendent aussi peu l’argument que la connaissance est en soi un objectif – qui mérite que des fonds publics lui soient alloués, c’est-à-dire des ressources que nous finançons collectivement par le biais de l’impôt.
Un dernier point, qui n’est pas tout à fait un argument mais qui répond à une critique de Christian Chavagneux, est qu’il me paraît également faux de dire que la microéconomie actuelle n’est que « technique ». Certes, elle est mathématisée (mais il suffit de se plonger dans les modèles DSGE en macroéconomie pour se rendre compte qu’ils sont encore plus techniques que bon nombre de modèles micro), mais il ne faut pas oublier le développement fulgurant de l’économie expérimentale et de l’économétrie au cours des trente dernières années, qui sont venues tempérer l’enthousiasme parfois un peu trop béat pour les modèles microéconomiques purement théoriques.
Toujours dans le même article publié dans l’American Economic Review cité plus haut, on voit très nettement le développement de l’économie empirique depuis les années 1980 : de 35% des publications (ce qui est déjà substantiel), on est désormais à environ 50%, soit un article publié sur deux. Il va de soi qu’une partie importante de ces publications empiriques fait appel à des méthodes microéconométriques, compte tenu de l’importance de la microéconomie dans le champ scientifique actuel.
En conclusion, pour être tout à fait honnête, je ne comprends pas ces critiques contre la microéconomie. Ne devrions-nous pas nous réjouir que les lycéens soient exposés à de possibles solutions aux abus que nous faisons peser sur notre environnement ? Puissent être davantage réceptif à des discours sur des modes de scrutin alternatifs susceptibles d’améliorer la satisfaction des citoyens au moment des élections ? Aient une meilleure idée de la manière dont la réglementation interagit avec la vie économique et sociale ? Et pourquoi dire que la microéconomie ne serait que technique, alors que c’est faux – ou a minima plus compliqué que ça ?
La microéconomie, comme la macroéconomie d’ailleurs, n’est pas parfaite et prête le flanc à de nombreuses critiques. Mais pour que ces critiques portent, il me paraît indispensable qu’elles soient fondées sur l’état réel de la discipline, et non sur des stéréotypes qui sont pourtant faciles à démonter !
- Accès à l’article : https://www.aeaweb.org/articles?id=10.1257/aer.p20171117 ↑