Le secteur des médias toujours en crise (économique)

La Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, qui délivre les cartes de presse en France, vient de publier les chiffres pour 2018. Ce chiffre donne une idée du nombre de journalistes qui exercent actuellement, et plus généralement de l’état du secteur des médias.

Les chiffres ne sont pas bons : depuis 2009, le nombre de titulaires de la carte de presse a quasiment diminué de 7%. Et la tendance ne semble pas s’arrêter1Attention à ne pas sur-interpréter les petites variations de la baisse d’une année sur l’autre, qui sont sans doute avant tout du bruit statistique..

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Ce constat en France vaut aussi aux États-Unis, où le nombre de personnes employées dans les rédactions (nombre qui comprend les journalistes, mais pas uniquement) a considérablement baissé depuis (au moins) une dizaine d’années.

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On serait tenté de conclure que les difficultés économiques de la presse seraient causées par une « mauvaise » attitude de certains journalistes, par une information devenue trop stéréotypée où chaque média reprend la même information que le voisin. Je pense que cet argument est une erreur d’attribution, où l’on confond la cause (les difficultés économiques) et la conséquence (la manière dont le contenu est produit, l’attitude de certains journalistes).

Le vrai problème est qu’aujourd’hui, les revenus de la publicité se font sur Internet et plus tellement dans les journaux.

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Et sur Internet, les revenus publicitaires sont principalement captés par… Google et Facebook. Ils représentent à eux deux un peu moins de 60% des revenus. Je doute qu’aucun média n’ait jamais réussi à obtenir une telle position dominante sur le marché publicitaire.

De fait, les médias sont coincés : ils sont obligés d’aller en ligne s’ils veulent survivre, en s’adaptant aux nouveaux usages de leurs lecteurs. Or, un lecteur en ligne rapporte moins qu’un lecteur papier2J’avais visité L’Est Républicain à Nancy il y a quelques années. En discutant avec l’un des responsables du journal, celui-ci nous expliquait qu’en cumulant le lectorat papier et en ligne, le lectorat total est en fait à peu près stable. L’audience lit le journal différemment, mais continue à le lire. Par contre, il nous expliquait que c’est très difficile pour eux de monétiser l’audience en ligne. Cette anecdote d’un (grand) journal régional français est sans doute une bonne illustration de ce qu’il se passe plus globalement.. Et j’ai du mal à voir le duopole constitué par Google et Facebook être remis en question, en tout cas à court ou moyen terme.

Sylvestre Huet (par qui j’ai découvert ces chiffres) dit que la situation actuelle serait de la « reponsabilité » des « gouvernants » :

Les gouvernants qui font semblant de se plaindre de l’invasion des infox et des manipulations de l’opinion publique après avoir sabordé les conditions économiques dans lesquelles la presse sérieuse se fabrique et se distribue portent une lourde part de responsabilité dans ce désastre.

Si l’on suppose que par « les gouvernants » il fait référence aux politiciens ayant dirigé le pays, je trouve cet argument étrange. Aux États-Unis, où les gouvernants ne sont vraiment pas les mêmes que chez nous, le problème est tout aussi présent. Est-ce que l’explication par l’action des gouvernants est vraiment la plus vraisemblable ? Ne serait-ce pas une énorme coïncidence que dans deux pays différents, gouvernés par des partis dont l’idéologie est sensiblement différente, aboutisse exactement au même type de crise économique, en même temps, dans le même secteur d’activité, du fait de l’action des gouvernants3Je ne suis pas non plus certain que l’argument selon lequel la crise serait causée par la publicité aux États-Unis et par « les gouvernants » en France soit plus vraisemblable : pourquoi mobiliser en France une explication alternative alors que 1) les effets en France sont très proches des effets aux États-Unis 2) l’explication américaine fonctionne très bien sur le secteur médiatique américain 3) les crises surviennent au même moment ? Le rasoir d’Ockham nous enjoint à préférer une explication commune à des évènements qui, de toute évidence, se ressemblent quand même beaucoup. ?

Tout n’est pas toujours causé par les décisions de l’État, y compris dans un pays comme la France où ce dernier reçoit un peu moins de la moitié de la richesse produite chaque année pour mener à bien ses missions.

Pour finir, vu les conditions difficiles pour produire de l’information aujourd’hui, il s’agit à mon sens d’une explication convaincante au fait que l’information devienne aussi stétérotypée (et, parfois, carrément putaclic). Quand on manque de main d’œuvre pour produire une information originale, se contenter de « copier » ce qu’a fait le voisin (ou l’AFP) devient la seule option envisageable, d’autant qu’avec Internet, l’avantage économique procuré par un scoop n’est plus aussi net4Lorsqu’un journal papier sortait un scoop, il fallait 24h à ses concurrents pour le reprendre (dans leur édition du lendemain). Pendant ces 24h, le journal sortant le scooop disposait donc d’une sorte de « monopole », qui augmentait temporairement ses ventes. Dans le cas d’Internet, la duplication de l’information prend nettement moins de temps, ce qui réduit considérablement la durée de ce « monopole temporaire », et donc l’avantage économique associé..

En tout cas, ce qui est certain est que les médias restent en grand danger. Et vu les errements que ça occasionne, je ne suis pas certain que la démocratie en sorte renforcée.