La science économique n’est plus ce qu’elle était – et c’est tant mieux !

La science économique n’est plus ce qu’elle était – et c’est tant mieux !

Depuis le début des années 1960, la science économique s’est profondément transformée. Toutefois, le grand public ne perçoit pas toujours très bien ni l’ampleur, ni la teneur, de cette transformation.

L’un des grands défis de vulgariser la science économique est l’incompréhension parfois abyssale qui existe entre le grand public et la discipline. Pour dire les choses simplement, le grand public n’a en général aucune idée des travaux que mènent réellement les chercheurs en économie, quand il n’en n’a pas carrément une vision fausse – cela fait bien longtemps que la science économique est elle aussi victime des fake news scientifiques.

Avec Le Signal Économie, mon objectif est de réduire cet écart dramatique, car il tend à décrédibiliser l’expertise des chercheurs en économie, ce qui peut conduire le grand public à adhérer à des discours obscurantistes ou fallacieux – et ce, y compris chez certains tenants de « l’esprit critique ».

Mieux que mes mots sur le sujet, voici ceux de Marianne Bertrand, professeure d’économie à l’Université de Chicago dans un article publié le 26 juin 2018 dans la Chicago Booth Review. La citation est un peu longue, je l’ai traduite moi-même depuis l’anglais. La voici :

« Le grand public ne fait pas confiance aux économistes. Un sondage YouGov de 2017 a révélé que seulement 25% des gens au Royaume-Uni nous font confiance. C’est à mettre en perspective avec un niveau de confiance de 82% pour les médecins, et de 71% pour les historiens. Ça n’est que grâce aux politiciens que les économistes ne sont pas les derniers de la liste.[1]

Une partie de cette défiance, parfois même de cette aversion, provient, il me semble, d’un malentendu de ce que les économistes étudient et enseignent. Pour de trop nombreuses personnes, la science économique est une boîte de tours de magie, se faisant passer pour une science, qui enseigne aux gens et aux entreprises comment se faire le plus d’argent possible, peu important le coût pour la société.[2]

Ça n’est pas ça l’objet de la science économique. […] Plutôt, la science économique étudie comment les gens et les entreprises font des choix soumis à des contraintes. Ces contraintes viennent du fait que les ressources que nous avons, en tant que société, sont limitées. […] Pour cette raison, les économistes tendent à concentrer une grande partie de leur attention sur des questions d’efficacité : compte tenu des ressources limitées que nous avons, comment les allouer au mieux pour maximiser le bien-être des gens ? Nous [les économistes, ndt] aimons les marchés car les marchés, avec les bons garde-fous, peuvent être réellement moteurs [transformative] dans cette quête pour l’efficacité.[3]

Des critiques plus sophistiquées de la science économique n’aiment pas comment notre discipline déshumanise les gens. Nous traitons les gens, d’après cet argument, comme hyper-rationels, des robots maximisateurs d’utilité, et nous basons nos conclusions sur ce qui est efficace ou non sur des modèles qui sont fondamentalement défectueux, compte tenu des hypothèses irréalistes qu’ils font sur la façon dont les gens font des choix.[4]

Cette vision hyper-rationnelle des décisions humaines ne reflète pas la science économique actuelle. Pour le dire humblement, les économistes ont réalisé leurs erreurs et embrassent désormais, plutôt qu’ils ne les rejettent, les autres sciences sociales. Après de nombreux prix Nobel autour de l’économie comportementale, il est désormais évident, même pour des personnes en dehors de la discipline, que quand il est question de la manière dont les gens prennent leurs décisions, la science économique s’est déplacée vers une vision plus réaliste des choses, à savoir que les gens sont fainéants, qu’ils ont des problèmes de self-control, et qu’ils ne sont pas très doués avec les statistiques.[5]

Au-delà de l’apport majeur de la psychologie cognitive via les travaux de Richard H. Taler et d’autres, la sociologie et la psychologie sociale ont transformé la discipline. En effet, notre compréhension du comportement humain devient plus complète lorsque l’on est prêt à accepter que les gens donnent de l’importance à ce que les autres pensent d’eux, que leur bien-être peut refléter non pas combien d’argent ils ont ou de loisirs ils ont mais comment ils se comparent aux autres, ou comment leurs choix et les circonstances s’accordent avec leur identité sociale (comme les mineurs de charbon de quatrième génération qui ont été élevés de sorte à ce qu’ils se perçoivent comment ceux qui doivent subvenir aux besoins de leur famille, par exemple, ou comme les garçons afro-américains qui essaient de s’intégrer dans les quartiers les plus violents de Chicago).[6]

Il est vrai que la science économique que nous pratiquons aujourd’hui, avec toutes ces idées venant de la psychologie et de la sociologie, est moins cohérente qu’elle ne l’était dans le passé. Elle est plus désordonnée [« messier »], moins centrée sur les modèles et basée sur les théories. Mais il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette moindre rigueur est associée à un plus grand réalisme, et une plus importante vraisemblance que parfois nous tombons juste.[7]

C’est clairement dans cette science économique plus désordonnée que je me sens la plus confortable.[8] »

Je ne vais pas épiloguer à l’infini car je trouve l’explication des plus limpides, et correspondant à ma perception de la discipline.

Un point que j’aimerais cependant éclaircir est cette notion de « science économique désordonnée », messier economics dans la version originale. Ce qu’entend Marianne Bertrand avec cette expression est que dans le passé, la science économique se caractérisait par une très grande cohérence, ou unité, théorique : tous les modèles théoriques, ou presque, étaient bâtis sur le même socle. Et la question de les tester empiriquement n’était pas toujours des plus importantes, en partie parce que peu de données fiables existaient. Et puis, à partir des années 1960 et encore jusqu’à aujourd’hui, à mesure que les preuves empiriques se sont accumulées, grâce à l’économétrie, grâce à l’économie expérimentale, l’unité théorique a commencé à se fracturer. Auparavant, le critère de sélection d’un « bon » modèle était sa cohérence avec les autres ; désormais, le critère est devenu sa capacité à rendre compte des observations empiriques, ou à faire des prédictions pas trop mauvaises.

Bien évidemment, la science économique n’a pas soudainement perdu son unité théorique – le cas de la microfondation de la macroéconomie plaidant même pour l’argument opposé. Toutefois, ça n’est plus, ou c’est moins, le critère principal pour sélectionner les modèles théoriques. Pour ma part, je vois cette « cohérence résiduelle » comme une sorte de pierre de Rosette, qui permet aux différents sous-domaines de la science économique de dialoguer entre eux grâce à ce langage commun. Il me semble par contre qu’en sociologie, par exemple, une discipline qui n’a pas développé cette vision théorique aussi intégrée, il est plus difficile pour les sous-champs de construire des ponts entre eux. Le côté négatif de cette unité théorique est qu’elle bride la créativité en mettant des barrières sur ce qu’il est techniquement possible de faire.

Bien qu’affaiblie, cette cohérence théorique reste encore forte. J’ai par exemple entendu de nombreux chercheurs dire que ce qui fait la science économique la science économique, c’est la référence à la rationalité optimisatrice. Je ne suis pas loin d’avoir moi-même un point de vue similaire. Elle explique par exemple que des approches à base de simulations informatiques, dans lesquelles il est difficile de modéliser la rationalité, ont tant de difficulté à s’imposer – je ne nie pas que ces simulations ont encore de substantielles difficultés méthodologiques à résoudre avant de pouvoir prétendre rivaliser avec les méthodes aujourd’hui dominantes.

S’il y avait une leçon à retenir, c’est que vraisemblablement, la science économique n’est pas celle que vous croyez. Elle est beaucoup plus riche et « désordonnée » qu’on ne le dit. En écoutant, lisant ou regardant Le Signal Économie, mon ambition est de vous permettre de construire une vision de la science économique plus proche de ce qui se pratique dans les centres de recherche du domaine.

  1. “The broader public does not trust economists. A 2017 YouGov poll revealed that only 25 percent of people in the United Kingdom trust us. That is in contrast with an 82 percent trust level in doctors, and 71 percent trust in historians. It is only thanks to politicians that economists escape the bottom of the list.”
  2. “Some of this distrust, and sometimes outright dislike, comes, I believe, from a misunderstanding of what economists study and teach. For too many, economics is equated to a toolbox of tricks, masquerading as a science, that teaches people and companies how to make as much money as possible, at whatever cost to society.”
  3. “That is not what economics is about. […] Rather, economics studies how people and companies make choices under constraints. These constraints derive from the fact that the resources we have as a society are limited. […] Given this, economists tend to focus much of their attention on efficiency considerations: given the limited resources we have, how do we best allocate them to maximize people’s well-being? We love markets because markets—with appropriate safeguards—can be truly transformative in this quest for efficiency.”
  4. “More-sophisticated critics of economics dislike how our discipline dehumanizes people. We treat people, the argument goes, as hyperrational, utility-maximizing robots and base our conclusions about what is or is not efficient on models that are fundamentally flawed, given the unrealistic assumptions they draw about how people make choices.”
  5. “This hyperrational view of human decision-making does not reflect the field of economics today. To put it humbly, economists have realized their mistakes and now embrace, rather than dismiss, the other social sciences. After multiple Nobel prizes celebrating behavioral economics, it is now apparent even to outsiders that when it comes to how people make decisions, economics has moved toward a more realistic view: that they are lazy, have self-control problems, and are really not that good at statistics.”
  6. “Beyond the transformational imports economics has received from cognitive psychology via the work of Chicago Booth’s Richard H. Thaler and others, sociology and social psychology have also reshaped the field. Indeed, our understanding of human behavior becomes more complete when we are willing to accept that people care about what others think of them, that their well-being might be a reflection of not just how much money and leisure they have but of how they fare compared to others, or how their choices and circumstances map with their social identity (as fourth-generation coal miners who have been raised to view themselves as the main providers for their family, for example, or as African American boys trying to fit in in the most violent neighborhoods of Chicago).”
  7. “It is true that the economics we practice today, with all these insights from psychology and sociology, is less disciplined than it was in the past. It is messier, less model centric and theory driven. But there is no doubt in my mind that this diminished rigor has come with the benefit of greater realism and an increased likelihood that we are getting some of it right.”
  8. “It is definitely in this messier type of economics that I feel comfortable.”