Non, les économistes ne pensent pas que les marchés s'autorégulent par magie
Il y a un peu plus d’un mois disparaissait Francis Bator, qui a inventé le terme de « défaillance de marché ». Mais qu’est-ce qu’une défaillance de marché exactement ? Et en quoi ces défaillances sont-elles au cœur de la science économique moderne ?
À l’issue de la révolution néoclassique de la fin du XIXème siècle, révolution qui a profondément modifié la science économique, les économistes ont commencé à penser le fonctionnement de l’économie avec un concept très précisément défini de ce qu’est un marché. Pour le dire rapidement, un marché est un espace, pas nécessairement géographique (pensez aux marchés financiers ou aux vendeurs en ligne comme Amazon), où se rencontrent des acheteurs et des vendeurs pour mener à bien des transactions – échanger.
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Cette redéfinition de ce qu’est un marché avait (notamment) pour objectif de permettre d’identifier avec précision les mécanismes par lesquels se coordonnent les acheteurs et les vendeurs sur ces marchés. Et très vite, il est apparu que le mécanisme en question est le prix.
La science économique conceptualise un prix comme un vecteur d’information : en observant le prix (et uniquement le prix), acheteurs et vendeurs sont capables de récupérer de l’information sur l’offre, la demande, les conditions économiques présentes et futures, etc. À partir de là, une question se pose : quelle quantité d’information un prix donné transmet-il ?
Commençons par considérer deux cas extrêmes : l’information parfaite et l’absence de prix. Lorsque l’information est parfaite, le prix convoie l’intégralité des informations pertinentes. En d’autres termes, si l’information est parfaite, observer le prix sur le marché suffit aux vendeurs et aux acheteurs pour prendre les meilleures décisions. Bien évidemment, l’information est rarement parfaite ; pensez à ce concept d’information parfaite comme l’équivalent d’un modèle de gravité terrestre dans lequel on n’aurait pas ajouté des perturbations comme le frottement de l’air. Dans le vide, une plume et une boule de bowling tombent à la même vitesse. Mais dans l’atmosphère terrestre, c’est une toute autre histoire.
Lorsqu’il n’y a pas de prix, cette fois-ci aucune information ne peut circuler par le biais du système de prix. Les agents économiques doivent donc prendre leurs décisions sur la base d’autres signaux, dont on pense qu’ils sont dans l’ensemble moins efficace.
Une défaillance de marché, c’est un peu le cas intermédiaire : l’information est suffisamment robuste pour qu’il y ait un marché et des échanges, mais elle est bruitée, perturbée, et pour cette raison les décisions des acheteurs et des vendeurs sont sous-optimales.
Les défaillances de marché ne sont pas anecdotiques. Les économistes pensent par exemple que l’absence de prix du carbone explique pourquoi on émet autant de CO2 – c’est un résultat d’Arthur Pigou qui date de… 1922. Certains argumentent que les crises sur les marchés financiers sont en partie causées par des défaillances de marché. L’assurance-maladie (ou sécurité sociale) est souvent publique car si l’on s’en remettait à un marché privé, les défaillances pourraient générer de grosses inefficacités. Si l’État oblige tous les conducteurs à s’assurer, c’est pour que les conducteurs qui ont une faible probabilité de causer un accident « subventionnent » les conducteurs qui ont une forte probabilité de causer un accident. Sans cette régulation, George Akerlof a montré en 1970 que ces marchés pouvaient s’effondrer. Etc.
Il est important, me semble-t-il, d’avoir en tête que les défaillances de marché sont aujourd’hui au cœur de la science économique. Elles sont enseignées dès la deuxième année de licence en France. Elles ont donné lieu à de nombreux prix Nobel comme celui décerné en 2001 à Stiglitz, Akerlof et Spence pour des travaux menés dans les années 1960 et 1970. Il me semble que peu d’économistes considèrent aujourd’hui que les marchés sont par essence des vecteurs parfaits d’information. Dire que la science économique ne s’intéresse qu’à une « fiction » de marchés où l’information serait parfaitement fluide et où les marchés s’autoréguleraient de manière « magique » est aujourd’hui un non-sens. Depuis les années 1970, les imperfections de l’information (et donc les défaillances de marché) sont au cœur de la discipline. Diamond, Mortensen et Pissarides ont eu le Nobel en 2010 pour avoir montré dans les années 1990 les effets des imperfections de l’information sur le marché du travail.
Un corollaire souvent peu compris de l’existence des défaillances de marché est le besoin d’une régulation de l’État, qui peut, dans certains cas, corriger (souvent en partie uniquement) ces défaillances. Par exemple en créant un marché pour donner un prix à certains polluants (et réduire les quantités émises). Par exemple en obligeant tous les conducteurs à s’assurer, même ceux pour qui la probabilité objective d’accident est très faible. Par exemple en créant un système d’assurance-santé public. Et ainsi de suite. La limite de la régulation étatique est qu’elle souffre elle aussi de défaillances, par exemple quand le régulateur est capturé par les firmes qu’il est sensé réguler.
Dire, comme on l’entend parfois, que la science économique est incapable de penser la régulation de l’État ou qu’elle ne s’intéresse qu’à des marchés qui se régulent « par magie » est un argument particulièrement mal informé. Car une fois encore, ces concepts sont enseignés dès la licence. Preuve, me semble-t-il, qu’ils font partie du langage courant des économistes.
RIP Francis Bator, who invented the term « market failure » in 1958 HT @MarkARKleimanhttp://opim.wharton.upenn.edu/~sok/papers/b/Bator-market-failure.pdf
— Beatrice Cherrier (@Undercoverhist) 15 mars 2018
Image de couverture : Wikimedia Commons