Comment financer la vulgarisation scientifique sur Internet ?
Comment rendre économiquement pérenne les contenus de vulgarisation scientifique sur Internet ? Ces derniers sont des biens publics, et comme souvent avec les biens publics, la question de leur financement n’est pas des plus simples…
Cet article se veut complémentaire à celui publié par David Louapre, blogueur, auteur et vidéaste scientifique, sur son blog. Il s’interroge sur la manière dont on pourrait financer les vidéastes culturels sur YouTube, ces derniers ayant de grandes difficultés à financer leur activité (alors même qu’ils produisent un contenu nettement moins coûteux que celui de la télévision).
Les questions que David soulèvent sont loin d’être triviales. En lisant son article, en tant qu’économiste je me suis dit que les vidéos culturelles sur YouTube, et plus généralement le contenu culturel sur Internet (qui inclut la vulgarisation scientifique), sont ce que nous les économistes appelons des biens publics. Dans cet article, je vais d’abord expliquer un peu ce que sont ces biens, en quoi ils sont difficiles à financer, et proposer des solutions et idées qui complèteront celles déjà discutées par David à partir de ce que dit la science économique sur ces questions.
En tant que producteur de The Signal et du podcast Carnets d’Économistes, je considère que les questions soulevées par David me concernent aussi. J’y reviendrai plus en détail au cours de l’article.
Économie des biens publics
En économie, on nomme « bien public » un bien (ou service) obéissant aux deux propriétés suivantes :
- non-rivalité
- non-excluabilité
La non-rivalité désigne qu’il n’y a pas de compétition entre les consommateurs ou usagers pour la consommation du bien en question.
Prenons l’exemple d’un boulanger, chez qui il ne reste qu’une seule baguette de pain. Si deux clients veulent cette baguette de pain, en réalité un seul pourra l’acheter : la baguette de pain est rivale. C’est vrai pour tous les biens physiques, et pour de nombreux services : si j’occupe le dernier coiffeur disponible dans un salon, vous ne pourrez pas vous faire couper les cheveux (ou alors, il faudra attendre qu’un autre coiffeur se libère).
La plupart des biens et services du quotidien sont rivaux.
Inversement, un bien non-rival est un bien qu’il est possible de consommer à plusieurs en même temps. Pensez à la télévision ou à la radio : qu’il y ait un spectateur ou dix millions de spectateurs, cela n’influence en rien votre capacité à regarder ou écouter une émission. C’est également vrai pour un site Internet (sous réserve que le serveur soit suffisamment solide pour répondre à toutes les connexions, ce qui est généralement le cas).
La non-excluabilité est l’incapacité à exclure de la consommation d’un bien ou service celles et ceux qui ne paient pas. L’exemple que l’on donne souvent aux étudiants est celui de l’éclairage dans les rues : à moins de mettre un agent de police en-dessous de chaque lampadaire qui contrôlerait si vous avez payé vos frais d’accès pour l’éclairage, il est impossible d’interdire à celles et ceux qui n’auraient pas payé un éventuel abonnement à l’éclairage public d’en profiter.
Inversement, si vous ne passez pas à la caisse pour acheter une paire de chaussures, une voiture ou une maison, vous ne pourrez pas vous les approprier. Même chose pour un abonnement téléphonique, un abonnement dans une salle de sport ou une place de cinéma. Tous ces biens sont excluables – la plupart des biens et services courants sont également excluables.
Voici une typologie qui résume les différents types de bien :
Rivalité | Non-rivalité | |
Excluabilité | Bien privé | Bien de club |
Non-excluabilité | Bien commun | Bien public |
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Biens de club et biens communs
Les biens de club sont par exemple les chaînes de télévision à péage, comme Canal+ ou HBO : qu’il y ait un spectateur ou un million de spectateurs ne change rien à votre capacité à aussi regarder l’émission (non-rivalité), par contre si vous ne payez pas l’accès à la chaîne vous ne pouvez pas la regarder (excluabilité).
Les biens communs sont par exemple les stocks de poissons exploités par les pêcheurs en mer : lorsqu’un pêcheur pêche une certaine quantité de poisson, il la prélève sur le stock total, qui va baisser (rivalité). Par contre, vu que pêcher en mer est gratuit, il n’est pas possible d’exclure de la pêche celles et ceux qui ne paieraient pas (non-excluabilité).
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Comment financer les biens publics ?
Vous l’aurez peut-être senti, le problème que posent les biens publics est qu’ils sont difficiles à financer : puisqu’ils ne sont pas excluables, on ne peut pas exclure de leur consommation celles et ceux qui ne paient pas pour leur fourniture. Et puisqu’il est très difficile de « forcer » les consommateurs de ces biens à payer, le problème est qu’une entreprise qui voudrait produire ces biens ne pourrait pas générer un chiffre d’affaires pour couvrir ses coûts de production – alors même que le bien produit est largement utilisé ! Une telle entreprise ferait alors bien vite faillite.
Pour cette raison, les biens publics sont généralement offerts par le marché en trop petites quantités par rapport à l’optimum1L’optimum est la quantité produite et consommée si les entreprises étaient capables de faire payer les consommateurs du bien en question (avec excluabilité). : c’est ce que l’on appelle une défaillance de marché. C’est un problème social majeur, car les biens publics sont partout : éclairage public, forces de sécurité comme la police, la gendarmerie, l’armée, les services secrets, éducation, recherche fondamentale, environnement propre et durable… Il serait bien compliqué de vivre dans un monde dans lequel aucun de ces biens ne serait fourni.
Pour essayer de résoudre ce problème de financement, on recourt à des mécanismes de solidarité. À mon sens, on peut les classer (de manière simplifiée) en deux grands types :
- la solidarité publique
- la solidarité privée
La solidarité publique consiste à utiliser les impôts prélevés par l’État (dans un sens large) pour financer la fourniture de ces biens. Typiquement, l’éclairage public : ce sont les autorités locales qui en ont couramment la charge, et elles financent la fourniture de ce service par les impôts et taxes locaux. Et l’État finance également la police, l’armée et la justice, une partie de l’éducation, et ainsi de suite.
De nombreux biens et services produits par l’État, que l’on appelle généralement « services publics », sont des biens publics – et c’est parce qu’ils sont des biens publics qu’ils sont précisément produits par l’État2Attention toutefois : tous les services publics ne sont pas nécessairement des biens publics. Typiquement, la Sécurité Sociale ne me semble pas être un bien public. En plus de fournir des biens publics à la place du marché, l’État peut également vouloir fournir des biens et services qui répondent à d’autres défaillances de marché, comme les externalités (ce qui me semble être la justification à une Sécurité Sociale collective plutôt que privée)..
La solidarité privée tourne autour de la notion de don, réalisé par des personnes privées physiques (des individus, comme vous et moi) ou morales (des entreprises, fondations, etc.). Elle se différencie de la solidarité publique par le fait qu’elle soit volontaire : ne financent le bien public que celles et ceux qui souhaitent le financer (alors que dans la solidarité publique, puisqu’elle provient des impôts, tous les contribuables sont mis à contribution). Assez peu fréquent en France, j’ai le sentiment qu’il plus utilisé aux États-Unis par exemple, en complément de la solidarité publique : on peut penser aux fondations de milliardaires comme celle de Bill et Melinda Gates ou du couple Zuckerberg-Chan3Ces fondations n’ont pas pour objectif de financer spécifiquement des biens publics, mais dans les faits, elles en financent bien., ou aux universités privées américaines qui sont largement financées par des dons de riches particuliers ou par d’anciens étudiants.
Le problème, me semble-t-il, avec la solidarité privée est qu’elle ne permet pas de mobiliser des financements aussi importants que la solidarité publique. Mais c’est une intuition, je ne sais pas dans quelle mesure cette idée est empiriquement fondée (je donnerai quelques détails un peu plus bas).
Le cas du contenu culturel sur Internet
On en arrive désormais au contenu culturel sur Internet. Ce dernier obéit à un mon sens à la définition d’un bien public : il est non-rival, puisque le fait que vous lisiez cet article n’empêche pas d’autres personnes de le lire en même temps, et il est non-excluable, car je n’ai pas contrôlé si vous avez payé avant de le lire.
À ce propos, sur la non-excluabilité, il s’agit en fait d’un choix que nous, producteurs de contenu, faisons de rendre nos contenus gratuitement accessibles à tous. Pour ma part, j’ai réfléchi à rendre The Signal payant, pour pouvoir mieux payer les factures (le site me coûte environ 80€ par mois, sans compter le temps que j’y consacre), mais je ne l’ai pas fait car cela me semble entrer en contradiction avec le principe même de la vulgarisation, qui doit être accessible au plus grand nombre. Le revers de la médaille ? Depuis que j’ai installé de la publicité sur le site, celle-ci me rapporte en moyenne… 60 centimes par mois… Cela me permet de couvrir moins de 1% des coûts « bruts » du site (je n’intègre pas le temps que tout cela me prend). À ce propos, si vous avez un bloqueur de publicité, sachez que ça me rendrait service de le désactiver sur The Signal 🙂
Donc, les contenus culturels et de vulgarisation scientifique sur Internet sont dans l’ensemble des biens publics. Et comme l’illustre parfaitement l’article de David, il est extrêmement difficile de les financer. Les pistes qu’il propose sont assez proches de celles usuellement suggérées par les économistes pour résoudre le problème des biens publics. Cela dit, je voudrais insister sur deux pistes en particulier : les dons type Tipeee, et l’hypothèse de subventions publiques.
Vulgarisation et dons privés
Sur les dons, qui entrent donc dans un mécanisme de solidarité privée, on observe avec Tipeee la faiblesse relative de ce mode de financement : il faut en effet d’énormes communautés pour dégager un chiffre d’affaires « correct » (mais vraisemblablement insuffisant pour soutenir l’activité de vulgarisation).
Sur le graphique qui suit, j’ai comparé en bleu le nombre d’abonnés YouTube avec en vert le nombre de donateurs sur Tipeee pour une sélection de vidéastes scientifiques francophones (données disponibles ici) :
Vous ne voyez pas de barre verte ? C’est normal : le nombre de donateurs est tellement faible par rapport au nombre d’abonnés que les données n’apparaissent tout simplement pas ! Même en enlevant e-penser, elles n’apparaissent toujours pas… Il faut passer à une échelle logarithmique pour voir le nombre de donateurs apparaître :
C’est vous dire la faiblesse du « taux de conversion » entre le nombre d’abonnés et le nombre de donateurs. Moins de 1% des abonnés sont également des donateurs, la moyenne sur cet échantillon de vidéastes étant de seulement 0,23% :
Ces taux peuvent vous surprendre par leur faiblesse ; ils sont vraisemblablement normaux. Complexity Explorer, un site américain qui offre des cours en ligne en lien avec les sciences de la complexité, a un taux de conversion de 2,1% entre les personnes qui suivent un cours et celles qui donnent. C’est plus élevé que pour les vidéastes de mon échantillon, mais un cours de plusieurs semaines requiert également plus d’engagement de la part du lecteur. Je suis à peu près sûr que si on contrôlait pour l’effet de l’engagement4« Contrôler » revient à neutraliser l’effet de l’engagement avec des techniques statistiques. Cela permet de raisonner « toutes choses égales par ailleurs »., on aurait des taux de donation similaires.
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L’expérience de Complexity Explorer
Dans l’article de Complexity Explorer que j’ai mis en lien juste au-dessus, ceux-ci rendent compte d’une expérience qu’ils ont réalisé sur l’un de leurs cours : au lieu d’appeler aux dons, ils ont mis en place un système de frais d’inscription pour accéder au cours. Grâce à ce système, ils ont multiplié par 10 leur taux de conversion !
Et pour s’assurer que tout le monde puisse accéder au cours, une fois achevé ce dernier est devenu gratuit. Peut-être y a-t-il quelque chose à creuser de ce côté ?
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Quid d’un financement public ?
David le dit lui-même dans son article : ce que nous faisons en vulgarisant est d’une certaine manière « œuvre de service public« . Serait-ce si invraisemblable de faire appel à la solidarité publique pour financer nos contenus ? C’est d’autant plus vrai qu’il existe déjà des structures qui pourraient nous soutenir : CNRS, universités, Palais de la découverte ou Espace des sciences, etc.
Pour ma part, quand je tourne un épisode de Carnets d’Économistes, dans lequel je donne la parole à un chercheur pendant une heure pour présenter ses travaux, j’ai un peu le sentiment de faire le boulot du CNRS ou des universités à leur place. C’est d’autant plus vrai que la diffusion des sciences fait partie des « missions du service public de l’enseignement supérieur » français telles que définies dans l’article L123-3 du Code de l’éducation (c’est moi qui souligne) :
Les missions du service public de l’enseignement supérieur sont :
1° La formation initiale et continue tout au long de la vie ;
2° La recherche scientifique et technologique, la diffusion et la valorisation de ses résultats au service de la société. Cette dernière repose sur le développement de l’innovation, du transfert de technologie lorsque celui-ci est possible, de la capacité d’expertise et d’appui aux associations et fondations, reconnues d’utilité publique, et aux politiques publiques menées pour répondre aux défis sociétaux, aux besoins sociaux, économiques et de développement durable ;
3° L’orientation, la promotion sociale et l’insertion professionnelle ;
4° La diffusion de la culture humaniste, en particulier à travers le développement des sciences humaines et sociales, et de la culture scientifique, technique et industrielle ;
5° La participation à la construction de l’Espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche ;
6° La coopération internationale.
Est-ce alors bien normal que la diffusion de connaissances devant théoriquement être assumée par les institutions publiques d’enseignement supérieur soient financées par des particuliers ? Je n’en suis pas certain…
Mon cas personnel
Si vous le permettez, je vais (rapidement) aborder ma situation personnelle. J’ai en effet un profil un peu particulier par rapport à ce qui est discuté dans l’article de David, et j’aimerais attirer l’attention sur les cas similaires au mien.
Je suis actuellement doctorant, en fin de thèse (ma soutenance est prévue fin 2017/début 2018). J’aime faire de la recherche, et vu les prix et soutiens que j’ai régulièrement reçu depuis le début de mon doctorat, il me semble que mes pairs estiment que j’ai les qualités requises pour être moi-même chercheur. Le problème est qu’il n’existe aujourd’hui pas de poste en France qui me permette d’être à la fois chercheur et vulgarisateur. Maître de conférences ne me paraît pas être une option, car la charge d’enseignement et administrative est devenue tellement invraisemblable que les maîtres de conférence ont déjà des difficultés à… faire leur recherche… Alors avoir le temps de faire tourner une plateforme comme The Signal, on bascule carrément dans le fantasme… Le CNRS, quant à lui, ne recrute que quelques chercheurs en économie chaque année – même si, dans l’absolu et à court terme, j’ai le sentiment que ce dernier est l’institution la mieux indiquée pour recruter des gens avec mon profil.
Alors quelles options me reste-t-il ? Je n’en vois qu’une seule : l’étranger.
J’aime autant faire de la recherche que faire de la vulgarisation, et dans la mesure où produire la science et diffuser la science sont à mon sens aussi importants l’un que l’autre (surtout en économie, où la vulgarisation scientifique n’est vraiment pas bonne), j’ai du mal à voir pourquoi on me forcerait à choisir. Ça serait d’autant plus idiot que mon activité de vulgarisation a amélioré mes recherches, au point que sans la vulgarisation je n’aurais vraisemblablement jamais osé aller vers la niche des modèles multi-agents – une spécialisation encouragée par certains collègues qui jouissent d’une excellente réputation scientifique. Je vais donc orienter mes recherches post-doctorales dans la perspective d’un emploi de chercheur-vulgarisateur.
Je ne sais pas si je trouverai un poste (même temporaire) qui corresponde à mon profil, mais je pense que les gens ayant mon profil devraient avoir plus de chance de trouver des postes. Cependant, vu l’état budgétaire de l’enseignement supérieur français et vu le degré kafkaïen de bureaucratie qui y règne, je ne me fais pas trop d’illusions sur mes chances…
Si je devais trouver un poste dans un pays qui n’est pas francophone (typiquement, les États-Unis…), je ne vous cache pas que ça serait vraisemblablement la fin de The Signal en français 🙁 Même si le site ne disparaitrait bien évidemment pas, il serait bien moins alimenté. Ça serait un vrai crève-cœur, car j’ai conscience que le besoin de vulgariser l’économie en France est énorme. Mais à un moment donné, les questions auxquelles je suis confronté sont du type « comment je paye mon loyer ? » ou « est-ce que j’ai les moyen de m’acheter une voiture ? » (la réponse à cette dernière question étant « non« …). Si j’ai transformé Passeur d’Éco en The Signal et ouvert une version anglophone, ça n’est pas un hasard…
Une fois encore, ma situation personnelle est un poil latérale par rapport à des vulgarisateurs comme Léo Grasset, Heureka ou David lui-même, qui ne travaillent pas dans le milieu académique. Mais je pense que répondre à la question posée par David implique aussi de s’interroger sur rôle que doivent avoir des « chercheurs-vulgarisateurs » comme moi, et les moyens qu’on est prêt à leur donner pour mener à bien leur deux activités au sein du milieu académique.
Le mot de la fin
Avec cet article, je ne prétends pas proposer de solution. L’objectif est plutôt d’alimenter et d’approfondir la réflexion initiée par David, qui me semble aussi pertinente que nécessaire. Mon souhait était d’y ajouter quelques concepts de science économique pour clarifier la réflexion, des données supplémentaires et de l’élargir à la question des « chercheurs-vulgarisateurs ». Je pense que le débat est loin d’être terminé !
Et quitte à profiter de votre attention jusqu’au bout, sachez que vous pouvez soutenir financièrement The Signal, si vous appréciez le site et son contenu et souhaitez qu’il continue. D’avance, merci 🙂