Après le journaliste, l'économiste "hétérodoxe" s'indigne à son tour

Après le journaliste, voici l’économiste hétérodoxe qui esquisse une réponse à l’ouvrage de Cahuc et Zylberberg (dont ma lecture avance). C’est André Orléan qui s’y colle, dans AlterEcoPlus. Suis-je cette fois davantage convaincu par les critiques avancées ? Réponse dans cet article un peu plus long que la normale (je préfère prévenir !).

André Orléan
André Orléan
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Pour raisonner sereinement, commençons par un argument d’autorité

Notons que [l’épistémologie est un] sujet hautement technique, qui demande un bagage scientifique conséquent.

Vous le sentez arriver, le bel argument d’autorité ? N’en jetez plus, le voici !

Pour le dire simplement, ils n’y connaissent rien.

Alors que M. Orléan, lui, il sait ! Peut-être car c’est écrit dans les étoiles ? En tout cas pas sur son CV, où ses domaines de recherche sont, je cite, « monnaie, finance, économie des conventions, économie cognitive ». Aucune trace d’épistémologie ou de philosophie des sciences.

La réfutation géniale qui n’en n’est pas une

Un peu plus tôt :

Nous sommes face à un livre qui contient sa propre réfutation !

L’argument est le suivant : l’ouvrage de Cahuc et Zylberberg dit que l’économie est devenue une science expérimentale, or il n’est pas issu d’une publication scientifique revue par les pairs, donc l’argument selon lequel l’économie est devenu une science expérimentale n’est pas valide.

Sauf que deux choses :

  • Le négationnisme économique n’est pas un ouvrage scientifique ! Vu le CV de ses deux auteurs, je pense qu’ils sont chacun en capacité de distinguer ce qui relève de l’essai de la publication scientifique – et clairement, Le négationnisme économique n’est pas une publication scientifique…
  • rechercher « experimental economics » donne… 56.000 résultats sur Google Scholar. J’ai juste envie de répondre « LOL » – mais je suis un garçon bien élevé, alors je vais éviter.

Dire que l’ouvrage est incohérent car il ne démontre pas que la science économique est devenue une science expérimentale me paraît assez peu convaincant. Comme l’a brillamment écrit Joan Robinson à un marxiste, j’ai envie de répondre « naturellement – que pourrait-il être d’autre ?« .

Car outre les résultats de Google Scholar qui, d’après moi, parlent d’eux-mêmes, il suffit d’assister régulièrement à des séminaires et autres conférences en économie pour se convaincre que oui, l’économie est devenue pour partie une science expérimentale. Mais peut-être André Orléan a-t-il des obligations en même temps que les séminaires (pourtant nombreux) de la Paris School of Economics à laquelle il est rattaché ?

Faire soi-même l’erreur que l’on croît déceler chez son adversaire

Je suis cependant mauvaise langue, car il a tout de même fait quelques calculs :

Pour évaluer l’impact de cette nouvelle méthodologie en économie, j’ai consulté le journal de l’American Economic Association qui est, aux dires mêmes de nos auteurs, « au cœur de la production de la connaissance la plus orthodoxe qui soit ». Faute de temps, je me suis limité aux 187 articles de l’année 2013. Le résultat est sans appel : sur les 187 articles publiés au cours de cette année, j’en ai compté au plus 7 pouvant être considérés comme utilisant – ou étant en lien – avec l’expérimentation aléatoire, soit 4%. Il est clair que cette méthode est loin d’avoir révolutionné la discipline.

Un peu plus haut, Orléan prend des paragraphes entiers pour nous expliquer à quel point la taille de l’échantillon importe lorsque l’on souhaite tirer des conclusions sur l’existence d’un phénomène : si une personne guérit après avoir pris un médicament, comment être sûr que c’est vraiment l’effet du médicament ? Par contre, si mille personnes guérissent après avoir pris un médicament, peut-être que c’est effectivement lié à la prise du médicament.

Or, avec sa petite recherche bibliographique il tombe lui-même dans un très fâcheux problème d’échantillonnage :

  • pourquoi seulement l’American Economic Review, alors qu’il existe des revues comme, je ne sais pas moi, Experimental Economics, Games and Economic Behavior ou encore le Journal of Economic Behavior and Organization qui pourraient (notez l’usage du conditionnel) contenir davantage de travaux expérimentaux – et qui sont par ailleurs de très bonnes revues ?
  • pourquoi seulement 2013 ? Qu’est-ce qui nous dit qu’en 2013 il n’y aurait pas eu, pour des raisons totalement aléatoires, moins (ou plus, d’ailleurs) de publications mettant en œuvre des expériences naturelles dans l’American Economic Review ?
  • (en outre, j’aimerais savoir quels termes exact il a recherché, et dans quelle base de donnée bibliographique. Reproductibilité scientifique élémentaire quoi !)

J’entends bien l’argument du manque de temps – même si je ne peux pas m’empêcher de penser qu’en écrivant une tribune plus courte, il aurait pu passer plus de temps sur cette recherche bibliographique et avoir des conclusions un peu plus solides, mais soit.

Toutefois, prétendre sur une exploration de la littérature aussi limitée que « [la] méthode [expérimentale] est loin d’avoir révolutionné la discipline« , n’est-ce pas un peu contradictoire pour quelqu’un qui reprochait en début de texte à Cahuc et Zylberberg de parler d’épistémologie alors qu’ils « n’y [connaissent] rien » ? N’est-ce pas un cas où l’on ne s’applique pas à soi-même ce que l’on exige chez les autres ? Avant que l’on me tombe dessus pour cette remarque, notez que je pose naïvement la question !

Cela dit, j’ai généralisé à peu de frais sa recherche pour faire sauter une partie de ces problèmes d’échantillonnage : si l’on cherche « natural experiment economics » dans Google Scholar, on a 60.000 références qui sortent. Je crois que cela suggère vraiment que la méthode expérimentale n’a aucune influence sur la discipline !

L’argument d’autorité – oui, encore !

L’un des principes de base de la zététique, qui est « l’art du doute« , est de ne jamais attaquer les personnes, mais uniquement les arguments. Pourtant, André Orléan, comme beaucoup de ces économistes qui se présentent comme « critiques » (donc maîtres dans l’art du doute ?), se vautre littéralement dedans. Voyez plutôt :

Sur 15 articles publiés depuis 2002, Pierre Cahuc n’a jamais utilisé la méthode expérimentale. Selon ses propres critères, il est un négationniste !

Vous le sentez, là aussi, le bon gros argument d’autorité ? Car en gros, le raisonnement derrière est le suivant : Pierre Cahuc n’a pas utilisé lui-même la méthode expérimentale, cela jette donc un doute sur sa légitimité à dire qu’elle est devenue centrale dans la science économique récente.

Faisons un pas de côté, et allons voir ce que font les chercheurs en physique (une science que je cite régulièrement pour la simple et bonne raison qu’elle me fascine). Récemment, deux découvertes expérimentales majeures ont fait la une des médias :

  • En physique des particules (la « physique de l’infiniment petit« ), le boson de Higgs a été observé au LHC en 2012 (avec une marge d’erreur de 0,00006 %)
  • Plus récemment, en relativité générale (la « physique de l’infiniment grand« ), l’interféromètre géant LIGO a détecté des ondes gravitationnelles fin 2015 (avec la même marge d’erreur que pour le boson de Higgs)

Or, ces deux observations expérimentales n’ont pas été faites en aveugle. L’existence du boson de Higgs a été prédite en 1964 par Higgs et d’autres physiciens – de purs théoriciens. L’existence des ondes gravitationnelles a été prédite en 1916 par Albert Einstein, peut-être le plus grand théoricien de tous les temps.

Pour le dire autrement : une science n’est expérimentale que si elle a, en amont, des théories à tester. Le fait que Pierre Cahuc soit plutôt un théoricien ne permet donc pas de dire qu’il soit incompétent sur les expériences naturelles. Et le fait que l’expérimentation soit aujourd’hui aussi largement répandue en économie laisse supposer que tous les chercheurs « mainstream » (dont Pierre Cahuc) savent tout de même de quoi il en retourne.

Si vous pensez que je me fais un délire dans mon coin, prenez l’exemple de Kip Thorne : il est l’un théoricien des trous noirs les plus mondialement reconnu, mais cela ne l’a pas empêché de participer à l’élaboration de LIGO, l’interféromètre qui a détecté les ondes gravitationnelles…

L’argument utilisé par Orléan me semble vraiment très faible – d’autant que Cahuc et Zylberberg ne disent pas que le non-recours à l’expérimentation fait d’un chercheur un négationniste. Ils disent (vous allez voir, c’est un peu plus subtil) : prétendre réfuter des résultats issus d’expérimentations et passés par le filtre de l’évaluation par les pairs avec des arguments qui ne sont ni basés sur d’autres expérimentations, ni évalués par les pairs, est un négationnisme scientifique.

Certains, sur Twitter, trouvent que Cahuc et Zylberberg font appel à une philosophie des sciences « dont la naïveté et la pauvreté sont confondantes » (je cite hein…). Je ne suis pas moi-même philosophe des sciences (chacun sa spécialité), mais en tant que « praticien » (entendez par là, chercheur qui utilise les outils de la science économique au quotidien), je trouve leur argument loin d’être idiot.

Un débat avec un hétérodoxe ? Si seulement…

Jusqu’ici, j’ai plutôt été peu d’accord avec ce qu’avance Orléan. Toutefois, il y a au moins un point sur lequel nous convergeons :

Nous [les hétérodoxes] sommes également pour l’évaluation par les pairs. Mais la question est celle de savoir qui sont nos pairs.

Effectivement, le fait est que les hétérodoxes ne se mêlent quasiment jamais à ceux qu’ils qualifient d' »orthodoxes » (au moins en France). Je trouve cela assez triste, car j’aimerais bien, un jour, pouvoir débattre pour de vrai avec un hétérodoxe. Mais ils refusent le débat direct. Par exemple sur France Culture, personne n’a voulu porter la contradiction à Pierre Cahuc ! Et c’est à mon avis loin d’être anecdotique…

Pour ma part, je ne pense pas qu’il existe la moindre « orthodoxie » en économie. Il existe une science normale (au sens de Kuhn), qui évolue au gré des innovations méthodologiques, techniques et conceptuelles. Pour le dire autrement, le « consensus scientifique » est quelque chose de mouvant, qui se transforme constamment avec l’état le plus avancé des connaissances – c’est pour cela que le figer dans le terme un peu trop définitif d' »‘orthodoxe » est à mon avis une simplification excessive. (Sans compter que la référence à la religion est à mon sens très malvenue.)

Par contre oui, je pense qu’il existe une petite minorité d’économistes qui décident de faire leur soupe dans leur coin, sans vouloir rendre de comptes au reste de leurs collègues – alors qu’eux-mêmes leur en demandent sans cesse… Mais en créant une association scientifique indépendante (l’Association Française d’Économie Politique – AFEP), en ne participant que très peu au congrès annuel organisé par l’Association Française de Sciences Économiques, en tentant un véritable coup d’État avec la création d’une nouvelle section CNU (j’expliquerai de quoi il s’agit dans un futur article), ne se mettent-ils pas eux-mêmes en marge de la discipline – pour ensuite reprocher à leurs collègues de ne pas les écouter ? Admettons, a minima, que c’est fort pratique pour alimenter l’histoire du « David contre Goliath » dans les médias, qu’ils créent finalement eux-mêmes…

Alors je pose la question très simplement : qui, dans l’histoire, met véritablement fin au débat en sciences économiques ? Sont-ce ceux qui veulent débattre, comme moi, mais à qui on refuse d’adresser la parole car ils seraient, je cite Frédéric Lordon, « des vendus [au camp des dominants] » (merci de me l’apprendre) ? Je vous laisse seuls juges. Et je constate seulement que je n’ai, à ce jour, jamais réussi à débattre dans des conditions respectueuses avec un hétérodoxe (mais je reconnais que c’est peut-être aussi de ma faute).

Le mot de la fin

Comme vous l’avez certainement compris, je suis au final assez peu convaincu par les contre-arguments déployés par André Orléan. Pour un article très sobrement intitulé « Quand Messieurs Cahuc et Zylberberg découvrent la science« , je trouve que ça en manque un peu, de science, justement. À la place, il y a surtout (et assez tristement) une bonne dose de mauvaise foi, comme s’il s’agissait avant tout d’une opération de communication plutôt que d’un débat d’idées. C’est au fond un peu dommage, car l’ouvrage de Cahuc et Zylberberg pose à mon sens de vraies questions, comme celle du statut exact de l’expérimentation en économique. Cette question mériterait d’être approfondie – mais pas avec de telles caricatures.

En attendant, si ce débat vous intéresse, je ne peux que vous conseiller de lire vous-même l’ouvrage. Comme je l’ai précisé en introduction, je n’ai pas encore achevé sa lecture, mais il est clair et facile à lire. Et je ne crois pas qu’il soit très long non plus (ma version étant numérique, il n’est pas toujours évident de facilement estimer la longueur des ouvrages).

Merci à Julien d’avoir porté à ma connaissance cette tribune.