#94 · Les sanctions contre la Russie sont-elles efficaces ? Première partie
Plutôt que la propagande du Kremlin et les analyses mal informées de certains journalistes, utilisons plutôt données et travaux scientifiques pour mesurer rigoureusement l'efficacité des sanctions
Chère abonnée, cher abonné,
Ce numéro est sans doute le numéro le plus ambitieux que j’ai écrit depuis que j’ai rebooté L’Économiste Sceptique au printemps 2021. Il m’a demandé deux mois de travail et a pour but de vous informer de manière claire et rigoureuse sur l’efficacité des sanctions économiques contre la Russie. Il y a beaucoup de propagande et de journalisme économique médiocre à ce sujet, j’espère qu’il contribuera à (modestement) améliorer la qualité du débat.
Une importante précision préalable : je ne suis pas un “analyste économique”. Je suis un vulgarisateur scientifique. Mon travail consiste à lire les travaux de personnes plus qualifiées que moi et à vous en transmettre les résultats. Même si je suis économiste, je ne suis pas macroéconomiste (vous pouvez consulter mon profil scientifique), et je ne suis pas spécialiste de l’effet des sanctions. Je ne vous propose donc pas ici une analyse personnelle de l’efficacité des sanctions, mais plutôt une sorte de synthèse de travaux de personnes plus qualifiées que moi sur le sujet.
Maintenant que ces précisions sont faites, nous pouvons passer au plat de résistance.
Lorsque la Russie a illégalement envahi l’Ukraine en février, les démocraties alliées à l’Ukraine ont mis en place des sanctions sans précédent contre la Russie. J’avais à l’époque couvert ces sanctions dans ces quatre numéros :
Six mois ont passé, et dans les médias français on entend cette petite musique selon laquelle les sanctions auraient échoué. Le rouble a retrouvé son niveau d’avant-guerre ! La Russie continue à tirer d’importants revenus de la vente de gaz et de pétrole ! C’est bien la preuve que les sanctions ont échoué !
En réalité, pas du tout. Ces deux critères (la valeur du rouble et les revenus tirés de la vente d’hydrocarbures) sont de mauvais critères pour mesurer l’efficacité des sanctions contre la Russie. Mesurer rigoureusement l’efficacité des sanctions suppose de recourir à des méthodes statistiques avancées — comme celles qu’utilisent les économistes dans leurs travaux empiriques. Cela va sans doute surprendre Alternatives Économiques, mais superposer deux courbes ne saurait être une preuve acceptable de causalité. Corrélation, y compris temporelle, n’est pascausalité.
Pour mesurer l’efficacité des sanctions, il faut commencer par avoir une vision claire des objectifs poursuivis par ces dernières. C’est en comparant les données avec les objectifs que l’on peut juger de l’efficacité des sanctions. On ne juge pas l’efficacité d’un téléphone sur sa capacité à moudre le café, pour la simple et bonne raison qu’il n’a pas été conçu dans cet objectif ; ici, c’est pareil.
D’après Olivier Schmitt, professeur de relations internationales au Center for War Studies de l’Université du Sud-Danemark, l’objectif principal des sanctions n’est pas de faire changer le comportement de la Russie mais de “dégrader ses capacités sur le moyen et le long terme”.
C’est d’ailleurs cohérent avec la littérature scientifique sur leurs effets, littérature citée par Olivier Schmitt et également mentionnée dans ce working paper publié cette année par deux économistes : les sanctions ne permettent pas de modifier le comportement des États. Un État belliqueux et agressif restera belliqueux et agressif après avoir été sanctionné. Ça n’a donc aucun sens de partir du constat que la guerre continue pour en déduire que les sanctions seraient inefficaces.
Le critère qui doit servir à mesurer l’efficacité des sanctions est donc celui-ci : est-ce que les sanctions permettent de réduire la capacité de nuisance de la Russie à moyen et long terme ? Je vous propose de répondre à cette question en explorant trois dimensions : les effets sur l’armée russe, les effets sur les ventes d’hydrocarbures russes, et les effets sur l’économie russe.
Commençons par les effets sur l’armée russe. Je pense qu’il est inutile de détailler en quoi réduire les capacités de l’armée russe réduit la capacité de nuisance de la Russie. C’était déjà l’un des objectifs des sanctions de 2014 et de 2017. Bien qu’elles étaient d’une moindre ampleur que les sanctions de cette année, les sanctions de 2014 et de 2017 ont déjà eu des effets — comme on peut le constater aujourd’hui sur le champ de bataille en Ukraine.
Faute de pouvoir importer les composants avancés produits quasi exclusivement dans les pays occidentaux, l’armée russe a été incapable de moderniser ses équipements. Ses avions de combat volent avec des GPS Garmin. Le char de nouvelle génération T–14 Armata, dont le prototype date de 2015, aurait dû être produit à 2500 exemplaires entre 2015 et 2020. Au mieux, l’armée russe recevra 40 T–14 d’ici 2023. L’armée russe a également un stock limité de munitions de précision, l’obligeant à larguer depuis ses avions de combat ultramodernes des bombes non guidées dont certaines datent des années 1960. L’armée russe manque également d’outils de communication sécurisée et de lunettes de vision nocturne pour ses soldats — des équipements pourtant standard dans les armées occidentales.
Ces problèmes auxquels l’armée russe est confrontée sont en partie le résultat des sanctions de 2014 et de 2017. Les sanctions de 2022 ajoutent une interdiction d’exporter nombre de semi-conducteurs vers la Russie, une interdiction que Taiwan, le plus grand producteur de semi-conducteurs au monde, applique.
On peut penser que cette interdiction a eu des effets rapides sur la production industrielle militaire russe, sans doute dès le mois de mars. La production russe de chars d’assaut a semble-t-il été stoppée à peine un mois après l’invasion, faute de pouvoir importer les pièces nécessaires.
L’armée russe aurait également acheté des munitions d’artillerie à… la Corée du Nord.
Que le pays ayant, dit-on, la “deuxième armée du monde” ne soit plus capable de produire des munitions en quantité suffisante pour soutenir son invasion illégale d’un voisin trois fois moins peuplé interroge. Pour ma part, je suis tenté d’y voir un probable signe que ses capacités industrielles militaires ont été au moins en partie dégradées par les sanctions.
Pour toutes ces raisons, si l’un des objectifs des sanctions est de réduire la capacité de nuisance militaire de la Russie, on a toutes les raisons de penser qu’elles sont d’ores et déjà efficaces. C’est d’autant plus vrai qu’à moyen terme, la Russie aura également du mal à reconstituer les stocks de matériel militaire “avancé” qu’elle a utilisé et/ou perdu en Ukraine. Sa capacité de nuisance militaire sera sans doute durablement réduite.
Continuons sur les effets des sanctions sur la vente d’hydrocarbures par la Russie. L’État russe est coutumier du chantage au gaz, un outil qu’il a déjà utilisé dans le passé. L’objectif est d’extorquer des concessions de la part des pays visés par ce chantage.
La Russie tire par ailleurs d’importants revenus de la vente de gaz et de pétrole. Ces revenus génèrent des recettes fiscales importantes, qui peuvent servir, au hasard, à financer l’invasion de l’un de ses voisins. Concernant les hydrocarbures, l’enjeu des sanctions est double : neutraliser le chantage au gaz de la Russie, et réduire les revenus que la Russie tire de leur vente. Et je le répète, ce sont des objectifs de moyen terme.
On entend parfois dire que les sanctions auraient échoué car la Russie continue à tirer d’importants revenus de la vente d’hydrocarbures. Le constat sur lequel repose cet argument est exact : les revenus de la vente d’hydrocarbures de la Russie n’ont pas chuté depuis février.
Les volumes de pétrole exportés par la Russie ont même augmenté en 2022 par rapport à 2021.
Pour autant et malgré ces données, on peut d’ores et déjà disqualifier l’argument selon lequel les sanctions auraient échoué car les revenus de la vente d’hydrocarbures russes ne se sont pas effondrés. On ne juge pas de l’effet d’une gélule de paracétamol trente secondes après sa prise ; ici, c’est la même chose. Dire que des sanctions ayant des objectifs de moyen terme ont échoué en se basant sur des données de court terme repose sur une grossière erreur de logique. La remarque reste valable même si l’on prend en compte la possibilité que la Russie soit parvenue à contourner, au moins partiellement, certaines des sanctions qui lui sont imposées. Pour mesurer l’efficacité des sanctions sur les ventes d’hydrocarbures, il faut envisager la question autrement. En l’occurrence : analyser les données de court terme (les seules à notre disposition pour le moment) pour en tirer des scénarios réalistes sur les effets possibles de moyen terme. J’ai bien conscience que c’est beaucoup moins sexy que de faire une analyse claquée à une heure de grande écoute sur une chaîne de télévision ou de radio nationale. Mais à ma connaissance, faire le show n’est pas une garantie de produire les analyses les plus rigoureuses.
Afin d’atteindre les deux objectifs de neutraliser le chantage russe et de réduire les revenus que la Russie tire de ses hydrocarbures, la méthode sur laquelle reposent les sanctions est simple : ne plus acheter ni de gaz, ni de pétrole, à la Russie. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les européens ont décidé d’un embargo sur le pétrole russe. Sans surprise, les volumes de pétrole brut russe exportés vers l’Europe sont en baisse continue depuis le mois de février.
Les européens ont également décidé de réduire leurs achats de gaz russe. Pour maintenir l’approvisionnement, ils vont construire des terminaux portuaires permettant d’importer du gaz naturel liquéfié venant d’autres pays. Il faudra plusieurs années pour construire ces terminaux et trouver des producteurs alternatifs ne sera pas simple — car il y a de la concurrence entre les acheteurs et les capacités de production sont limitées. Mais les décisions ont été prises, ou sont en passe de l’être. Une fois que l’Europe aura cessé d’acheter du gaz russe, la Russie ne pourra plus utiliser ses exports de gaz pour faire du chantage. Sa capacité au chantage sera tout bonnement neutralisée, sans doute de manière définitive.
Pour autant, que les européens n’achètent plus ni gaz, ni pétrole, à la Russie ne garantit pas nécessairement que les revenus qu’elle tire de leur vente vont diminuer. C’est notamment le cas si elle trouve de nouveaux acheteurs comme la Chine ou l’Inde, ce qui est par exemple le cas pour le pétrole depuis février.
Dans un working paper récent qui a fait beaucoup parler de lui, des chercheurs de Yale montrent qu’aussi bien pour le gaz que pour la pétrole, la Russie dépend davantage des pays qui l’ont sanctionné que ces pays ne dépendent de la Russie. Pour dire les choses autrement : à moyen terme, il sera plus difficile pour la Russie de trouver de nouveaux clients pour remplacer ceux qu’elle a perdu, que pour ses anciens clients de trouver de nouveaux fournisseurs.
Toujours d’après ce working paper, cette difficulté de la Russie à remplacer ses anciens clients va se manifester dans les prix etdans les volumes — soit la pire configuration possible. Sur les prix, dans la mesure où la Russie a perdu son principal débouché commercial, ses nouveaux clients peuvent (et vont) en profiter pour négocier des prix plus faibles. La Russie se retrouve en effet dans une position de négociation dégradée : elle a moins d’acheteurs potentiels à sa disposition, et si elle refuse le prix plus faible de son potentiel nouveau client, elle ne pourra tout simplement pas vendre. Mieux vendre à un prix réduit que ne pas vendre du tout. C’est précisément ce que font la Chine ou l’Inde avec le pétrole russe depuis février, pétrole qu’ils obtiennent à des prix réduits par rapport au prix du marché.
Concernant les volumes, c’est sans doute là que les sanctions vont avoir les effets les plus importants. Pour vendre gaz et pétrole, il faut les extraire puis les livrer aux clients finaux. L’extraction nécessite de la maintenance, maintenance qui elle-même nécessite des technologies de pointe que la Russie importe généralement des pays occidentaux. Pour maintenir les volumes de production, il faut en outre pouvoir régulièrement exploiter de nouveaux champs gaziers et pétrolifères ; leur mise en exploitation repose là aussi sur des technologies de pointe que la Russie importe généralement des pays occidentaux. Avec l’interdiction d’exporter ces produits vers la Russie, cette dernière va avoir du mal à maintenir ses exploitations existantes, ainsi qu’à en mettre de nouvelles en production. Si les volumes produits diminuent, et même dans l’hypothèse (optimiste) où la Russie parvient à vendre au prix du marché, les revenus totaux vont forcément baisser.
Cependant, même en admettant que la Russie parvienne à maintenir ses volumes de production, cette production est inutile si elle ne peut pas être livrée au client. Le pétrole est relativement simple à livrer. Pour le gaz, c’est une autre affaire. Il faut soit en passer par des gazoducs, soit par des navires qui transportent le gaz sous une forme liquéfiée — ce qui suppose d’avoir des terminaux permettant de convertir le gaz en liquide à l’export, et de faire l’opération inverse à la livraison.
Le problème est que la plupart des gazoducs russes sont à destination de l’Europe. Dit autrement, le gros du volume des exports de gaz est à destination de l’Europe.
C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve dans les données sur les volumes exportés : l’Europe constitue(ait) le premier débouché pour le pétrole et, surtout, le gaz russe.
Pour remplacer le débouché européen avec des volumes équivalents, la Russie va devoir construire un nombre important de nouveaux gazoducs et de terminaux de liquéfaction du gaz. Ces constructions vont nécessiter d’importer… des technologies occidentales, ce qui est désormais impossible. Il s’agit par ailleurs d’investissements coûteux, qui nécessitent des capitaux importants. Et vu l’état de son économie, de son statut de paria, de sa probable instabilité politique à venir et de certaines décisions de l’État russe qui a par exemple légalisé des pratiques comme le vol, attirer des investisseurs étrangers pour financer de telles infrastructures risque d’être difficile. Une remarque qui vaut aussi pour le financement de nouveaux champs gaziers et pétrolifères.
Malheureusement pour la Russie, les données sont implacables : dans l’hypothèse (optimiste) où la Russie parvenait à construire d’ici dix ans l’intégralité des projets de gazoducs et de terminaux gaziers en cours, elle pourra seulement compenser… un tiers du volume des capacités de transport vers l’Europe aujourd’hui en place.
Parce qu’elle aura du mal à réorienter en volume suffisant ses infrastructures de livraison vers de nouveaux clients, la Russie verra inévitablement les volumes, et donc les revenus, qu’elle tire de la vente de gaz baisser.
On le constate d’ailleurs dès aujourd’hui : faute de pouvoir vendre son gaz ailleurs qu’en Europe, la production de gaz russe au cours du premier semestre de 2022 a baissé de 7% par rapport au premier semestre de 2021. Les exports à destination de l’Europe ont baissé de… 35%.
Pire, du fait de la transition écologique, ces débouchés allaient de toute façon disparaître à moyen terme. C’est d’ailleurs l’un des autres résultats du working paper des chercheurs de Yale : la Russie n’a de manière générale pas préparé son économie à la transition écologique, et maintenant qu’elle a perdu accès aux technologies, savoir-faire et capitaux occidentaux, son impréparation va encore empirer.
Il faudra bien évidemment le vérifier dans les données qui seront récoltées au cours des prochaines années, mais les données actuelles suggèrent que les sanctions contre le secteur des hydrocarbures russes ont commencé à produire les premiers effets escomptés. En d’autres termes, les européens semblent bien engagés pour atteindre leur double objectif de neutraliser le risque de chantage et de réduire les recettes tirées par l’État russe de la vente d’hydrocarbures. Difficile de menacer de couper le gaz pour extorquer des concessions si le gaz a déjà été coupé. Difficile de financer une armée pléthorique et bien équipée si les recettes fiscales issues des ventes d’hydrocarbures diminuent.
Après les effets sur l’armée russe et les effets sur les ventes d’hydrocarbures russes, on en arrive enfin à la dernière dimension des sanctions que je veux explorer : les effets économiques purs. La logique derrière les sanctions qui ont pour but de dégrader l’économie russe est simple : une économie dégradée, c’est un PIB soit en baisse, soit qui n’augmente pas autant que s’il n’y avait pas eu de sanctions. Comme les recettes fiscales sont une proportion du PIB (un peu plus de 44% en France), si le PIB stagne (voire diminue), les recettes fiscales vont mécaniquement stagner (voire diminuer). Ce qui rend plus difficile, pour l’État russe, de financer divers outils qu’il pourra utiliser pour nuire à d’autres pays.
Une économie dégradée risque également de remettre en cause le contrat politique passé entre Poutine et la population russe : en échange de prospérité économique, ne vous mêlez pas de politique. Ce contrat a déjà été en partie remis en cause avec la mobilisation partielle annoncée récemment, mobilisation qui a fait de la guerre une réalité tangible pour de nombreuses familles russes. Si, en plus, l’économie stagne, voire se dégrade, et ce pendant de longues années, les marges de manœuvre politiques de Poutine se réduiront. Il ne faut en effet pas croire que les dictatures ne font face à aucune limite à ce qu’elles peuvent imposer aux populations qu’elles oppriment ; le jeu politique ne disparaît pas dans les dictatures, il s’exprime simplement différemment que dans les démocraties.
Tout ceci étant précisé, quels sont, et seront, les effets des sanctions sur l’économie russe ?
Afin de ne pas encore augmenter la taille de ce numéro déjà long, je réponds à cette question dans la deuxième partie. Vous pouvez y accéder ici ⤵️
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Merci à toutes et à tous pour votre soutien. À bientôt pour le prochain numéro de L’Économiste Sceptique.
Olivier