#90 · Les statistiques économiques douteuses de M. Poutine
Il y a de bonnes raisons de ne plus faire confiance aux statistiques économiques russes
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La guerre en Ukraine se déploie sur plusieurs fronts en même temps. Le front militaire, bien sûr. Le front de l’information, par le jeu de la propagande — aussi bien du côté russe que du côté ukrainien, ainsi que chez les alliés de l’Ukraine. Elle se déploie également sur le front de l’économie.
Dans les semaines qui ont suivi l’invasion russe, les démocraties alliées à l’Ukraine ont pris un nombre sans précédent de sanctions économiques contre la Russie. J’ai couvert ces sanctions sur L’Économiste Sceptique, en particulier dans ces deux numéros de mars 2022 :
Ces sanctions économiques ont de nombreux objectifs, et que la Russie soit encore capable de tirer d’importants revenus de ses exportations d’hydrocarbures ne saurait prouver que les sanctions n’ont pas atteint leurs objectifs. Depuis quand leur seul objectif était-il de dévaster, en à peine quelques mois, le secteur gazier et pétrolier russe ? Que des journalistes ayant pignon sur rue commettent cette grossière erreur, pourtant facile à vérifier, est un inquiétant signal quant à la fiabilité de la méthode avec laquelle ils travaillent.
Je traiterai les effets des sanctions économiques dans un prochain numéro. Ce dont je veux discuter aujourd’hui, c’est du caractère désormais douteux des statistiques économiques en provenance de Russie. Les données permettant de mesurer les effets de ces sanctions sont devenues une information sensible. Les démocraties ont intérêt à connaître ces données, notamment pour vérifier l’efficacité réelle des sanctions ; s’il s’avère qu’elles sont moins efficaces que prévu, les données peuvent servir à modifier les sanctions, ou la manière de les mettre en œuvre, afin d’en augmenter l’efficacité. Inversement, la Russie a intérêt à masquer ces données. D’une part, pour éviter de donner aux démocraties les moyens de corriger les sanctions, et pour se dégager des espaces pour essayer d’y échapper. D’autre part, dans des buts de propagande.
Comme je l’écrivais dans cet autre numéro que j’ai également publié au mois de mars, les sanctions économiques sont coûteuses à la fois pour le pays qui en est la cible, mais également pour le pays qui les met en place. Une sanction économique optimale est une sanction qui a les plus grands effets sur le pays ciblé et qui a les plus petits effets négatifs sur le pays qui la met en place.
Afin de convaincre les gouvernements des démocraties alliées à l’Ukraine de lever les sanctions, le régime de Poutine a intérêt à prétendre que les sanctions ont des effets limités sur l’économie russe. Qui voudrait subir les coûts de ces sanctions si elles n’ont pas d’effets sur l’économie russe ? Poutine peut ensuite compter à la fois sur ses relais d’extrême droite, ainsi que sur ces commentateurs médiatiques voulant se distinguer pour pas cher avec des analyses à contre-courant, pour diffuser sa propagande et influencer l’opinion publique européenne — qui pourrait à son tour influencer les dirigeants en demandant la levée des sanctions contre la Russie.
Pour toutes ces raisons, les données économiques sont devenues depuis le mois de février un enjeu stratégique majeur. Les ukrainiens ne publient plus les leurs, et les russes se comportent de manière douteuse depuis. La stratégie du régime de Poutine consiste à d’abord classer secret défense des données économiques jusqu’ici anodines — comme les données du commerce international, exports et imports. Il est plus facile de prétendre que le commerce international n’est pas impacté par les sanctions en empêchant la publication de données qui montrent qu’il est effectivement impacté par les sanctions. Le régime a aussi largement ralenti le rythme de publications de certaines données macroéconomiques cruciales, et ne publie plus que quelques points de données qui, ô surprise, ont tendance à aller dans le sens de sa propagande.
Par exemple, l’État russe a cessé de publier les données relatives à son budget — c’est-à-dire la manière dont il dépense les impôts qu’il prélève sur le revenu des russes. Autant dans le cas de l’Ukraine, on peut comprendre que le gouvernement puisse décider de rendre confidentielles ces données. L’Ukraine fait en effet face à une guerre existentielle, guerre qui en détruirait les institutions si l’Ukraine la perdait. Le sacrifice semble raisonnable. Du côté de la Russie, où la guerre en Ukraine n’est pas présentée comme une guerre mais comme une “opération militaire spéciale” par le pouvoir, une mesure aussi extrême d’obfuscation pose de vraies questions.
Une “opération militaire spéciale” n’est, du moins en théorie, pas un enjeu existentiel pour le régime qui en est à l’origine. Recourir à des mesures aussi extrêmes peut signaler plusieurs choses, et en particulier que les sanctions économiques ont des effets dévastateurs sur l’économie russe, effets que le régime de Poutine juge, probablement à juste titre, comme un danger existentiel pour la stabilité de son régime.
Pour dire les choses autrement : si “l’opération militaire spéciale” se passait comme prévu, et si les sanctions économiques n’avaient, comme le prétend le régime de Poutine, pas d’effets significatifs, pourquoi dans ce cas déployer tant d’efforts pour masquer autant de statistiques économiques ? Comme je l’écrivais la semaine dernière, les propos du régime de Poutine ne sont pas cohérents avec les actes du régime du Poutine. Et lorsqu’une telle incohérence entre propos et actes émerge, les actes sont de base un signal plus crédible quant à la véritable stratégie poursuivie. C’est d’autant plus vrai que si les sanctions n’avaient pas d’effets, le régime de Poutine aurait tout intérêt à inonder les médias de données crédibles montrant qu’elles n’ont effectivement pas d’effets.
Les questions autour de la crédibilité des statistiques économiques russes ne sont de toute façon pas des questions récentes. Depuis 2014 et son annexion illégale de la Crimée, la Russie fait l’objet de diverses sanctions de la part des pays occidentaux. Lorsque l’on regarde son PIB, on constate un décrochage à partir de 2014.
Ce décrochage n’existe pas pour les pays qui, comme la Russie, sont classés “Upper middle income” par la Banque Mondiale.
Ce simple travail de comparaison suggère mais ne prouve pas que les sanctions économiques de 2014 ont eu un effet négatif sur l’économie russe. Il faut plonger dans la littérature scientifique en économie pour chercher d’éventuelles preuves de causalité. Je n’ai pas trouvé beaucoup de références qui sont à la fois publiées dans des revues à comité de lecture, et dans des revues ayant un minimum de crédibilité. Il y a cependant cet article publié en 2018 dans le Baltic Journal of Economics qui montre un effet négatif des sanctions sur le PIB russe. Ce working paper de 2022(donc pas encore revu par les pairs) trouve que les sanctions de 2014 ont réduit le PIB russe de 0.8%.
En d’autres termes, l’incitation du régime de Poutine à masquer les statistiques économiques qui lui sont défavorables date de 2014. Et de fait, de nombreuses dérives ont été documentées depuis l’annexion de la Crimée.
Pour commencer, Rosstat, l’agence russe de statistiques équivalente à l’INSEE en France, est depuis 2017 dirigée par le ministère de l’économie. Habituellement, ces agences sont indépendantes des gouvernements, afin d’éviter que ceux-ci n’influencent les données si des élections approchent ou s’ils veulent masquer des données qui lui sont défavorables. Cette perte d’indépendance est par ailleurs cohérente avec la dérive dictatoriale du régime de Poutine.
Le rythme auquel est modifiée la méthodologie de calcul d’un certain nombre d’indicateurs statistiques a également accéléré, à un niveau anormalement élevé. N’importe quelle agence statistique peut modifier la méthodologie de calcul d’un indicateur, lorsque des limites sont découvertes ou simplement lorsque l’indicateur n’est plus adapté à une situation sous-jacente qui a évolué. Une modification par décennie me semble déjà un rythme élevé, pourtant dans le cas de la Russie il est question de plusieurs modifications par an. Ces modifications empêchent par ailleurs souvent de faire des comparaisons entre les données issues de l’ancienne méthodologie et les données issues de la nouvelle méthodologie. Pratique si vous voulez rendre difficile de comparer la situation économique russe avant les sanctions avec la situation économique russe après les sanctions.
Rosstat a de plus en plus tendance à publier ses données lors des week-ends ou en soirée — une stratégie de communication classique pour éviter la mauvaise presse. Lorsqu’elle les publie, car il arrive aussi désormais régulièrement que ces données ne soient tout simplement pas publiées. Une pratique qui a largement empiré depuis l’invasion de l’Ukraine.
Des investisseurs intéressés par le marché russe disaient dès 2017 que les statistiques russes ont tendance à coller en période d’expansion économique, mais sont suspectes en période de contraction. Or, dans la mesure où les sanctions détériorent le potentiel de croissance, c’est encore une fois cohérent avec une volonté politique de masquer leurs effets — aux occidentaux, et peut-être aussi à la population russe.
Pour toutes ces raisons, il faut prendre avec beaucoup de prudence les statistiques en provenance de Russie. C’était déjà le cas avant l’invasion de l’Ukraine, ça l’est encore plus aujourd’hui. Et en particulier, il ne faut surtout pas s’y fier pour prétendre, comme le fait par exemple Jacques Sapir, que les sanctions économiques n’auraient pas d’effets. Le régime de Poutine est coutumier du tripatouillage des données, et depuis février d’une part son intérêt à mener de tels tripatouillages a augmenté, et d’autre part le nombre d’instances documentées de tripatouillages a lui aussi augmenté. Ça serait comme prendre les données documentées comme douteuses d’un homéopathe pour en conclure que l’homéopathie permet de soigner une quelconque maladie grave. Il s’agirait là d’un bien grossier manque de prudence épistémique.
À bientôt pour le prochain article de L’Économiste Sceptique,
Olivier