#9 · La Cour suprême abroge le droit à l'avortement

La décision, déjà radicale, est en réalité encore plus extrémiste qu'il n'y paraît. Elle va vraisemblablement faire empirer la grave crise institutionnelle que traverse les États-Unis.

#9 · La Cour suprême abroge le droit à l'avortement

Chère abonnée, cher abonné,

dans une fuite sans précédent et qui représente une brèche majeure dans le protocole de la Cour suprême, Politico a obtenu une copie d'une décision sur laquelle travaille la Cour suprême et qui aboutira à l'abrogation des protections fédérales du droit à l'avortement. Juridiquement, l'arrêt Roe vs Wade de 1973, qui affirme que le droit à l'avortement est une garantie constitutionnelle, sera tout simplement abrogé.

Cette décision est un tournant majeur dans l'histoire politique et sociale américaine, et elle augure de sombres jours à la fois pour les femmes, mais aussi pour la démocratie américaine. Dans ce numéro de L'Heure Américaine, j'aimerais vous expliquer pourquoi.

Le premier point à comprendre est que cette décision radicale de la Cour suprême n'équivaut pas à une interdiction pure et simple de l'avortement. Elle abroge les protections fédérales garantissant ce droit, renvoyant aux différents États la décision de l'autorisation ou de l'interdiction de l'avortement. Certains d'entre eux maintiendront le droit à l'avortement, mais de nombreux autres sauteront sur l'occasion pour l'interdire. 21 États ont en place des trigger laws, c'est-à-dire des lois dormantes qui activent l'interdiction de l'avortement à partir du moment où la Cour suprême autorise cette interdiction.

Le second point à comprendre est comment la Cour suprême a pu prendre une telle décision. La Cour suprême est constituée de neuf juges, chacun étant d'abord nommé par le Président puis confirmé par le Sénat. À la fin du mandat d'Obama et lors du mandat de Trump, les sénateurs républicains ont manœuvré au point de tordre le bras deux fois à la procédure de confirmation habituelle pour forcer la nomination de trois juges ultraconservateurs. Suite à ces manœuvres, la Cour suprême a aujourd'hui six juges conservateurs pour trois juges démocrates.

Ces efforts des sénateurs républicains pour nommer à tout prix des juges conservateurs résultent d'une volonté d'abroger ces protections fédérales contre l'avortement. C'est en effet un totem de la droite religieuse ultraconservatrice, et c'est d'ailleurs sur cette base qu'elle a fait alliance avec Trump tout au long de son mandat — alors qu'il n'est pas lui-même particulièrement religieux. Et dans la mesure où c'est pendant son mandat qu'ont été nommés les juges qui permettent aujourd'hui à cette décision d'être votée, le combat politique de ces ultraconservateurs a clairement aboutit.

Le troisième point à comprendre est que malgré le combat homérique des sénateurs républicains pour obtenir cette majorité à la Cour suprême, la décision d'abroger Roe vs Wade est en réalité profondément impopulaire. Les sondages sur le soutien de la population américaine soit à l'avortement directement, soit à l'abrogation des protections fédérales, montrent qu'entre 58 et 70% de la population est en faveur de l'avortement ou contre l'abrogation de Roe vs Wade.

Seulement 19% des américains sont favorables à une interdiction de l'avortement en toutes circonstances. Source : Gallup.

Pire, l'opposition à une abrogation de l'arrêt Roe v. Wade augmente régulièrement chaque année, passant de 60% en 1992 à 70% aujourd'hui.

70% des américains sont opposés à l'abrogation de l'arrêt Roe vs Wade par la Cour suprême. Source : Pew Research Center.

Même au sein de l'électorat républicain, la partie la plus centriste est majoritairement favorable au maintien de Roe vs Wade — 57% en faveur de son maintien, 41% en faveur de son abrogation.

Le quatrième point à comprendre, lié au précédent, est que cette décision va très probablement faire empirer la grave crise institutionnelle que traversent actuellement les États-Unis. 21% des américains approuvent la manière dont le Congrès (composé de la Chambre des représentants et du Sénat) fait son travail — une valeur historiquement faible, et qui se maintient à un niveau bas depuis une dizaine d'années.

Source : Gallup

La Cour suprême, toutefois, a jusqu'ici été plutôt épargnée par cette impopularité. Mais ça, c'était jusqu'au mandat de Trump et aux tentatives (réussies) des sénateurs républicains de forcer la nomination de juges conservateurs. Seulement 40% des américains approuvent la manière dont la Cour Suprême fait son travail — le niveau le plus faible jamais enregistré depuis 2000. Et comme l'illustre ce graphique, la chute a été lourde en 2021.

Source : Gallup

Pire, face aux accusations qu'elle serait en train de devenir une institution partisane alors qu'à l'origine, la Cour suprême a été conçue comme un garant impartial des institutions, la réponse des juges conservateurs n'a pas été à la hauteur. Amy Coney Barrett a par exemple expliqué la main sur le cœur que la Cour n'était pas composée de "pirates partisans" ("partisan hacks", source) lors d'une conférence organisée… dans un centre de recherche en droit portant littéralement le nom du président républicain du Sénat qui a manœuvré pour permettre sa nomination.

Il va de soi que la décision d'abroger les protections fédérales du droit à l'avortement, une décision particulièrement impopulaire, démontre clairement que ces juges nommés par Trump ne sont pas des "pirates partisans". N'est-ce pas. Car on sait quels juges ont voté en faveur de l'abrogation : Samuel Alito (qui est l'auteur de la décision), Clarence Thomas, Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett. Les trois derniers ont été nommés sous Trump, et Gorsuch et Coney Barrett l'ont été suivre aux manœuvres douteuses des sénateurs républicains dont je parlais plus haut. À noter que les trois juges nommés par Trump avaient d'ailleurs déclaré devant le Sénat qu'ils ne toucheraient pas à l'avortement. Ce qui était manifestement un mensonge éhonté.

Je n'ai aucun doute qu'une partie importante de l'électorat démocrate considérera désormais la Cour suprême comme une institution partisane. Et qui pourra leur donner tort après pareille décision ? Attendez-vous à ce que la courbe de favorabilité de la Cour suprême continue à plonger.

Le cinquième point à comprendre, peut-être le plus inquiétant, est le caractère profondément extrémiste de cette décision. Cette décision est une véritable déclaration de guerre au droit à l'avortement, car elle permet d'interdire l'avortement dans toutes les circonstances — y compris après un viol. Mais elle prépare également le terrain à l'abrogation d'autres droits et protections qu'il serait pourtant inimaginable de remettre en question. La décision cite le mariage gay (source), la décriminalisation des rapports sexuels entre personnes de même sexe (source), la décriminalisation des mariages interraciaux, le droit à la contraception et le droit à ne pas subir des stérilisations forcées (source). Non, vous ne rêvez pas. Cette décision prépare le terrain pour une éventuelle abrogation de toutes ces protections. Elle explique en tout cas clairement, noir sur blanc, que le raisonnement légal ayant servi à justifier l'abrogation de l'avortement peut également s'appliquer à l'abrogation de chacun de ces droits.

Comme pour l'avortement, de telles abrogations n'auront pas un effet sur tous les États. Mais si certains décident d'interdire les mariages mixtes ou de criminaliser à nouveau les rapports sexuels entre personnes de même sexe, l'État fédéral ne pourra pas s'y opposer — ou alors il faudra le faire par une loi au Congrès.

De mon point de vue, cette décision est un véritable programme extrémiste à destination des personnes qui partagent l'idéologie extrémiste des juges qui ont voté cette décision. Et comme ces juges extrémistes sont désormais majoritaires à la Cour suprême, et le seront sans doute encore pour de nombreuses années, ils auront tout le temps de mettre méthodiquement en place ce programme. Attendez-vous malheureusement à avoir d'autres décisions aussi extrémistes au cours des prochaines années. La descente aux enfers ne fait que commencer.

Le sixième point que j'aimerais aborder est les effets que cette abrogation aura sur les femmes — et notamment, leur santé. Concrètement, l'abrogation ne va pas mettre un terme aux avortements mais va les faire passer dans la clandestinité — avec des risques littéralement de mort pour les femmes qui avortent dans des conditions dégradées. Cet article publié dans The Lancet et qui fait un travail empirique sur une très grosse base de données mondiale nous permet de tirer de nombreux enseignements.

Premièrement, il suggère que l'interdiction de l'avortement ne fait pas drastiquement baisser le taux d'incidence de l'avortement — c'est-à-dire le ratio entre le nombre d'avortements et la population. D'après moi en tout cas, c'est ce que suggère le graphique ci-dessous — qui montre que le taux d'incidence des avortements (les losanges bleus) est sensiblement identique partout dans le monde alors que le statut légal du droit à l'avortement varie beaucoup d'une région du monde à l'autre.

Pour établir une conclusion plus robuste qu'une suggestion, il faudrait mesurer la valeur de ces losanges bleus toutes choses égales par ailleurs. Le nombre d'enfants par femme étant par exemple plus élevé dans les pays pauvres, habiter dans un pays pauvre augmente mécaniquement toutes choses égales par ailleurs la probabilité d'avoir recours à un avortement — simplement parce que l'on a davantage d'enfants. Mais même sans ces précautions, il me semble que les données du graphique restent éclairantes.

Deuxièmement, l'article montre que dans les pays où l'avortement est légal (groupe 3), les femmes accèdent de manière considérablement plus fréquente à des avortements médicalement sûrs (longueur de la barre verte) : 87% des avortements sont sûrs dans ces pays, contre seulement 41% et 25% dans les pays où des restrictions fortes (groupe 2) ou très fortes (groupe 1) pèsent sur le droit à l'avortement.

Corrélation n'est pas causalité, mais lorsque l'avortement est légal, les infrastructures médicales sont en place pour que les avortements aient lieu dans les conditions sanitaires optimales pour les femmes qui y ont recours. Lorsqu'il est restreint ou illégal, ces infrastructures médicales n'existent pas — ou seulement de manière limitée. Ce qui oblige les femmes qui veulent avorter à recourir à des méthodes d'avortement dangereuses.

Enfin, cet article montre que le taux de mortalité dû à l'avortement est systématiquement proche de zéro dans les régions du monde où il n'y a aucun avortement utilisant les méthodes les moins sûres. Il est par contre fréquemment très élevé lorsque des méthodes peu sûres d'avortement sont largement utilisées.

Concrètement, ce que signifient ces trois graphiques est que les femmes vivant dans les États américains qui vont interdire l'avortement ne vont pas moins avorter. Elles vont continuer à avorter, mais elles avorteront de manière clandestine avec des méthodes beaucoup moins sûres pour leur santé. Et une partie de ces femmes mourront à cause des risques associés à ces méthodes moins sûres d'avortement. En d'autres termes, cette décision de la Cour suprême va littéralement tuer des femmes. Pour un mouvement qui se définit comme "pro vie" ("pro-life"), c'est un effet tout de même fort ironique…

Bien sûr, toutes les femmes vivant dans ces États n'auront pas recours à des avortements clandestins. Si le Texas par exemple interdit l'avortement, il est toujours possible d'aller en Californie pour en faire un. Mais cela coûte beaucoup d'argent. Les femmes les plus pauvres ne pourront pas faire ces voyages, et pour cette raison ce sont les femmes les plus pauvres qui seront les plus exposées aux risques de surmortalité. Et si vous vous posez la question : oui, les femmes issues de minorités ethniques sont largement surreprésentées parmi les femmes pauvres, et à commencer par les femmes noires. Je suppose que ça n'est pas un accident.

Le septième et dernier point que je veux aborder est la rareté de ces abrogations du droit à l'avortement. Depuis 2000, seulement trois pays sont revenus sur ce droit : la Pologne (via le parti d'extrême droite PiS), le Nicaragua et… les États-Unis. Revenir sur le droit à l'avortement est un évènement rare et d'après la science politique, il n'y a que les pays qui subissent une érosion de leur démocratie ("democracy backsliding") qui reviennent sur le droit à l'avortement. Cette décision, s'il fallait encore s'en convaincre, est une nouvelle illustration de l'état de très grande précarité de la démocratie américaine.

En conclusion, cette décision de la Cour suprême est une décision extrémiste qui prépare le terrain pour d'autres décisions tout aussi extrémistes. Elle tuera des femmes, en particulier des femmes pauvres et noires, dans les États qui interdiront l'avortement. Et non seulement elle révèle l'ampleur de la grave crise institutionnelle que vit actuellement les États-Unis, mais elle la fait en réalité empirer en démontrant que si, la Cour suprême est désormais effectivement composée de "pirates partisans".

Alors par quel miracle la Cour suprême parvient-elle à imposer une décision aussi impopulaire et aux effets aussi délétères ? On arrive là sur la manière dont (dys)fonctionnent les institutions politiques américaines et la fameuse crise institutionnelle que j'ai mentionnée à plusieurs reprises et que traverse le pays depuis au moins 10 ans. Le problème de fond est ce que l'on appelle le gouvernement par la minorité (minority rule). Concrètement, c'est le constat que les institutions politiques américaines favorisent structurellement certains électeurs par rapport à d'autres — et en l'occurrence, les électeurs ruraux ultraconservateurs. Et que par ce jeu institutionnel, ils sont capables d'imposer des décisions très impopulaires au reste de la population.

Attendez-vous à ce que le gouvernement par la minorité soit une thématique que j'aborde régulièrement sur L'Heure Américaine. Le gouvernement par la minorité est au cœur de la crise institutionnelle que vivent les États-Unis et malheureusement, j'ai du mal à voir quelle issue positive cette crise va pouvoir avoir. L'effondrement progressif de la démocratie américaine n'est sans doute pas terminé — et on peut légitimement s'inquiéter de l'ampleur qu'il prendra. Ça n'est pas comme s'il y avait eu une littérale tentative de coup d'État en janvier 2020 par Trump et ses partisans.

Des jours très sombres sont au-devant de la population américaine.

À bientôt sur L'Heure Américaine,
Olivier