#85 · Qu'est-ce que les politiques publiques ?
Leur étude est une importante question au sein de la science économique
Chère abonnée, cher abonné,
La conception et l’évaluation des politiques publiques sont d’importantes questions scientifiques dans la science économique. Ce sont des questions tellement importantes que l’on peut leur consacrer des projets de vulgarisation scientifique en économie entiers, projets comme le blog d’Un Empiriciste.
Mais qu’entend-on exactement par “politique publique” ? Et en quoi les politiques publiques ont-elles une si grande importance dans la science économique ?
Dans la science économique, on appelle politiques publiques les interventions que mène ou peut mener l’État sur et dans la société. Des exemples de politiques publiques sont la politique environnementale, la politique fiscale, la politique éducative, la politique judiciaire, la politique de sécurité publique, la politique du logement — et ainsi de suite.
On parle ici de l’État dans un sens large : il peut s’agir de l’État central/national/fédéral, des collectivités locales (comme les mairies, les régions ou les métropoles) et d’institutions supranationales (comme l’Union européenne). On parle également de “la société” dans un sens large : économie, politique, culture, éducation, sécurité, et ainsi de suite.
Les politiques publiques peuvent utiliser de nombreux outils : les impôts, la réglementation (comme les interdictions ou les obligations), les incitations pécuniaires (comme les primes ou les amendes), la communication, et ainsi de suite. Elles peuvent avoir un champ restreint, dans le temps et dans l’espace, ou au contraire être globales — ce qui peut nécessiter des coopérations entre États lorsqu’il s’agit de politiques publiques planétaires. Dans les démocraties, les politiques publiques font, au moins en théorie, l’objet de délibérations collectives, soit directement, soit indirectement lors des élections.
La conception des politiques publiques ressemble à la conception d’un médicament : on identifie un problème à résoudre, on propose une ou plusieurs solutions dont on mesure empiriquement les effets. Cette mesure des effets, on l’appelle l’évaluation des politiques publiques. Elle joue un rôle fondamental : elle permet de s’assurer que les politiques publiques que l’on met en œuvre atteignent bien les objectifs qu’on leur fixe. Si un médecin prescrit un médicament à son patient malade, il faut qu’il soit sûr que le médicament permette de réellement soigner la maladie de son patient. C’est la même chose avec les politiques publiques. Si un État met en place une taxe carbone pour réduire les émissions de CO2, une bonne évaluation de cette taxe carbone mesurera combien de tonnes de CO2 elle a permis d’éviter, à quel coût — et ainsi de suite.
C’est lors de la conception et de l’évaluation des politiques publiques que la science économique a un rôle à jouer. Les connaissances scientifiques accumulées sur le fonctionnement de la société, que ce soit par les économistes comme par des chercheurs d’autres SHS, servent à concevoir des propositions de politiques publiques.
Les économistes ont par ailleurs développé de nombreuses méthodes, en particulier celle dite de l’inférence causale, méthodes qui leur permettent de mesurer les effets des politiques publiques. Il est possible de mesurer l’effet d’une politique publique réellement mise en place par un État, mais il est aussi possible d’évaluer l’effet d’expérimentations localisées. On peut aussi profiter d’expériences dites naturelles pour faire “comme si” nous avions à notre disposition une véritable expérimentation, ou utiliser des expérimentations de laboratoire — oui, on peut faire des expérimentations de laboratoire en science économique !
Ces données et résultats, qui font régulièrement l’objet d’une revue par les pairs, permettent d’identifier les politiques publiques qui permettent de répondre efficacement à un objectif donné.
De par leur nature, les politiques publiques sont intrinsèquement liées à la politique. Dans la mesure où les politiques publiques ont des effets positifs et négatifs collectifs, leur mise en place est elle aussi un enjeu collectif. Afin d’éviter toute dérive scientiste, il faut délimiter précisément jusqu’où peut aller le scientifique, et où commence le politique. Une dérive scientiste, ça serait de laisser aux seuls scientifiques le pouvoir de trancher des questions politiques.
La plupart des politiques publiques génèrent des gagnants et des perdants. L’évaluation doit permettre d’identifier qui gagne et combien, et qui perd et combien. Une fois que l’on a ces données, comment faire pour pondérer les gagnants et les perdants ? C’est ici que s’arrête le rôle du scientifique : il n’est fondamentalement pas possible d’établir une échelle objective permettant de pondérer les gagnants et les perdants. Prenons l’exemple du libre-échange. La littérature scientifique montre que le libre-échange augmente la richesse dans les deux pays qui commercent entre eux. Elle montre aussi que dans les deux pays, les secteurs d’activité le moins efficace parmi ceux désormais en concurrence avec ceux de l’autre pays ont tendance à disparaître — entraînant chômage, fermetures d’entreprises et pauvreté dans les zones où ces fermetures ont lieu. On a des gagnants (les habitants des deux pays) et des perdants (les personnes qui travaillent et dépendent des secteurs d’activité qui vont disparaître). Comment pondérer objectivement le bien-être des gagnants et le bien-être des perdants ?
Vous pouvez penser que le bien-être de la grande majorité de la population doit l’emporter sur le bien-être des quelques perdants ; mais vous ne pourrez pas démontrer “objectivement” que cette position est “meilleure” que la position inverse. Ça n’est tout simplement pas possible. Il existe de nombreuses échelles qui l’on peut utiliser pour nous aider à faire cette pondération, mais elles sont toutes subjectives. Selon nos valeurs, notre idéologie et nos croyances politiques, nous serons plus ou moins sensibles à certaines de ces échelles. Pondérer les gagnants et les perdants, et donc décider quelles politiques publiques mettre en place, et ne pas mettre en place, est fondamentalement une question politique. Les scientifiques peuvent, à titre individuel de citoyenne et de citoyen, militer en faveur (ou contre) certaines de ces politiques publiques. Mais elles et ils le font en tant que citoyennes et citoyens ; leur expertise scientifique ne leur donne aucune primauté morale sur les opinions du reste de la population.
On comprend d’ailleurs pourquoi il est nécessaire d’avoir une idéologie, si possible claire et explicite : c’est elle qui va nous permettre de nous positionner dans les débats portant sur des politiques publiques. C’est notre idéologie qui va nous permettre de nous positionner pour ou contre la construction de nouvelles centrales nucléaires, pour ou contre la vaccination obligatoire, pour ou contre le libre-échange — et ainsi de suite. Sans idéologie, il n’est pas possible de se positionner. Et si notre idéologie n’est pas claire ou explicite, on prend le risque de ne pas avoir conscience des implications morales des positions que nous adoptons.
Le rôle des économistes dans les politiques publiques est donc d’offrir des propositions alternatives et d’identifier avec la plus grande rigueur possible les effets de ces alternatives. Le choixd’une alternative plutôt qu’une autre, ça n’est plus de leur ressort ; c’est du ressort du politique.
Pour ma part, et comme je l’écrivais la semaine dernière, je ne me prétends pas neutre sur la question des politiques publiques : même si j’évite de prendre parti pour ou contre certaines d’entre elles, je suis par contre convaincu de la nécessité d’éclairer le débat politique sur les politiques publiques par les résultats scientifiques — y compris, et peut-être surtout, par les résultats issus des SHS.
Éclairer le débat politique sur les politiques publiques par les résultats scientifiques, ça n’est pas substituer le débat politique par un débat scientifique. C’est, au contraire, donner aux citoyennes et aux citoyens les moyens de choisir une alternative en connaissance des effets que les différentes alternatives pourront avoir.
Cette posture que je défends entre d’ailleurs en opposition avec celle de nombreux pourvoyeurs de fadaises, qui aimeraient que l’on adhère à leurs propositions de politiques publiques sans que l’on ait toutes les informations pour nous positionner — voire que l’on reste ignorants des informations qui iraient contre les politiques publiques qu’ils défendent. On pense par exemple à l’industrie du tabac, qui a tenté d’influencer l’opinion publique en faisant croire que les cigarettes étaient sans danger — afin d’éviter que leurs produits ne soient lourdement taxés et réglementés. On pense également à certains militants, comme certains militants antinucléaires qui sont prêts à diffuser toutes les fadaises afin de convaincre l’opinion publique de s’opposer à l’énergie nucléaire, passant sous silence de nombreuses informations de nature à complexifier et nuancer le débat.
Le rôle d’un sceptique comme moi est d’essayer, sans prétendre à la perfection, de rétablir les faits. Et dans mon cas, je le fais en m’appuyant sur la littérature scientifique en économie. Je le redis : je suis un vulgarisateur scientifique. Mon rôle n’est pas de vous convaincre d’adhérer ou de refuser telle ou telle politique publique ; mon rôle est de vous informer à partir de la littérature scientifique en économie afin que vous puissiez vous positionner en connaissance de cause.
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Olivier