#65 · Un point sur la guerre en Ukraine
Après bientôt deux mois de guerre en Ukraine, où en est la situation militairement et économiquement ?
Chère abonnée, cher abonné,
cela va bientôt deux faire deux mois que la Russie a illégalement envahi l'Ukraine. Alors que nous étions nombreux à anticiper un effondrement rapide de l'armée ukrainienne, cette dernière a répondu à l'invasion russe avec une détermination et une efficacité inattendues — au point que l'armée russe a purement et simplement perdu la bataille de Kyiv.
Dans le numéro d'aujourd'hui, j'aimerais faire un point sur cette guerre — et revisiter ses conséquences économiques.
Le premier point notable est que l'armée russe n'a, jusqu'à présent, pas été capable d'atteindre ses objectifs. Elle a perdu la bataille de Kyiv, elle a été incapable de prendre Odessa, et Marioupol n'est toujours pas tombée alors que la ville est encerclée par l'armée russe depuis des semaines. Pire, l'armée russe a subi des pertes colossales. Le ministre de la défense russe lui-même place le nombre de soldats disparus à environ 20.000, auxquels il faut ajouter le nombre de blessés — sans doute équivalent ou supérieur. Au moins 3000 véhicules russes ont été confirmés comme perdus, une centaine d'appareils volants (dont 22 avions de combat et 37 hélicoptères) et la marine russe a perdu le Moskva, son navire amiral dans la mer Noire coulé par deux missiles Neptune ukrainiens le 14 avril. Pour une armée qui s'attendait à être accueillie à bras ouverts, le retour à la réalité est un crash d'une violence inouïe.
Le second point notable est que suite à sa défaite à Kyiv, l'armée russe s'est recentrée dans le Donbas, à l'est de l'Ukraine. Son offensive a commencé il y a quelques jours, ce qui marque un tournant majeur dans la guerre. Pour autant, les russes sont dans une position difficile. Certes, ils concentrent désormais leurs moyens sur cette offensive. Mais pour espérer l'emporter, l'armée qui attaque a besoin d'au moins trois fois plus de soldats que l'armée qui défend. L'armée ukrainienne a 40.000 soldats dans le Donbas, une région qu'elle a par ailleurs longuement eu le temps de fortifier depuis 2014 et le début de la guerre éponyme. Des soldats ukrainiens supplémentaires, libérés par la défaite russe à Kyiv, vont sans doute arriver — si ça n'est pas déjà fait. Il faudrait donc à la Russie au moins 120.000 soldats pour avoir une chance l'emporter, or aujourd'hui elle n'en aligne que la moitié.
Pire, l'armée russe, qui a déjà perdu huit généraux, est démoralisée — ce qui n'est pas le cas de l'armée ukrainienne. Elle ne semble par ailleurs pas avoir réglé ses graves problèmes logistiques, et surtout, les ukrainiens reçoivent désormais de nombreuses armes lourdes de la part de l'OTAN et de l'Union Européenne : obusiers, chars, missiles antiaériens de longue portée, pièces détachées pour son aviation, munitions rôdeuses type Switchblade, tous les pays ne disent pas ce qu'ils envoient mais le flux d'armes est important. Les États-Unis ont envoyé pour plusieurs milliards de dollars d'armes, la France en est d'ores et déjà à 100 millions d'euros dont de l'artillerie lourde. L'objectif de ce renforcement est de permettre à l'armée ukrainienne de prendre le dessus sur l'armée russe. Il est bien évidemment beaucoup trop tôt pour se prononcer, mais pour ma part je considère qu'une victoire de l'Ukraine est tout à fait possible.
De ce que je comprends, les prochaines semaines seront déterminantes pour l'issue de la guerre : si la Russie parvient à rapidement progresser dans le Donbas, elle peut espérer en prendre le contrôle. Si la Russie ne parvient pas à progresser, l'Ukraine sera en position de force.
Le troisième point notable est la découverte de massacres perpétrés par l'armée russe contre des civils ukrainiens. La défaite russe à Kyiv a entraîné la découverte du massacre de Bucha. Des images satellites laissent à penser que des massacres encore pires que celui de Srebrenica sont en cours à proximité Marioupol. Poutine a décoré les troupes qui étaient stationnées à Bucha, ce qui suggère que le massacre n'était pas le fait d'une unité hors de contrôle. Joe Biden a qualifié ces massacres et la guerre de "génocide". Il sera difficile d'envisager que les ukrainiens acceptent la moindre négociation avec la Russie après ces abjects massacres.
Venons-en maintenant aux conséquences économiques.
La première conséquence économique, que j'avais mentionnée dans ce numéro, est les destructions en Ukraine. D'après le président de la Banque Mondiale, la guerre a pour le moment détruit pour 60 milliards de dollars d'infrastructures en Ukraine. À ce chiffre il faut bien évidemment ajouter le bilan humain, la contraction de l'économie ukrainienne (estimée à -45% par la Banque mondiale), etc. Le coût final sera sans aucun doute beaucoup plus élevé.
La seconde conséquence économique est le ralentissement de la croissance économique mondiale. La guerre crée par elle-même de l'incertitude, et elle a des effets sur le prix de certaines matières premières comme les hydrocarbures. La Banque Mondiale a diminué sa prévision de croissance pour 2022 de 4.1% à 3.2%. -0.9 point peut sembler peu, mais c'est gigantesque. Le PIB mondial en 2021 était de quasiment 95.000 milliards de dollars. Une croissance de 4.1% équivaut à créer environ 3.800 milliards de dollars de richesse supplémentaire — soit l'équivalent de deux fois l'économie française. Une croissance de 3.2%, c'est 3000 milliards de dollars, soit une richesse non créée (donc un coût) de 800 milliards de dollars. Et ces 800 milliards de dollars sont sans doute définitivement perdus.
La troisième conséquence économique est sur l'économie russe, sujette à un nombre colossal de sanctions. Après son effondrement, le cours du rouble est remonté — donnant l'illusion que l'économie russe avait été capable d'essuyer la tempête. C'est faux : la remontée du cours du rouble est artificielle et le pur produit d'une manipulation des quantités de capitaux disponibles par l'État russe.
Pire, le cours du rouble ne dit rien de l'état du reste de l'économie russe. Quasiment 400.000 russes auraient fui la Russie et la répression du régime depuis le début de la guerre, et si l'on se base sur la fuite des cerveaux qui avait déjà commencé depuis plusieurs années, il s'agit en grande majorité de travailleurs diplômés. Cette fuite de cerveau est une catastrophe pour l'économie russe, en particulier à moyen et long terme. Et surtout, elle est sans doute irréversible — concrètement, l'essentiel de ceux qui sont partis ne reviendra probablement pas.
D'après la gouverneure de la Banque centrale russe elle-même, les différents embargos ont des effets catastrophiques sur les chaînes logistiques de l'économie russe. Par ailleurs, l'État russe a épuisé ses moyens pour soutenir l'économie. Concrètement, cela signifie que le grand plongeon de l'économie russe est sur le point d'arriver. Et il aura des effets catastrophiques sur les russes — à commencer par une inflation très forte, et plus généralement une diminution sans doute substantielle du pouvoir d'achat de quasiment toutes les catégories socioéconomiques de la population.
L'État russe lui-même va, au cours des prochaines semaines, probablement faire défaut sur sa dette publique empruntée en devises (c'est-à-dire en monnaie étrangère). Concrètement, cela signifie que l'État russe ne parviendra pas à rembourser sa dette qui arrive à échéance. Si cela devait arriver, et tout laisse à penser que cela va arriver, plus personne ou presque ne voudra prêter à l'État russe — et pour de bonnes raisons. Or, un État qui ne peut s'endetter ne peut globalement pas fonctionner autrement que sous une forme très dégradée. Investissements publics en baisse, coupes drastiques dans les services publics, cela ne fera qu'affaiblir encore davantage une économie russe déjà très affaiblie.
La quatrième conséquence économique concerne les hydrocarbures, et plus exactement le coût pour l'économie européenne d'un éventuel embargo sur les exports russes. L'Europe est le premier client de la Russie, et arrêter de lui acheter ses hydrocarbures aurait des conséquences catastrophiques pour l'économie russe, très dépendante de ces exports. Certains pays comme les pays baltes ont déjà mis en place un embargo ; d'autres, comme l'Allemagne, refusent ou trainent des pieds, craignant qu'un embargo ait un coût élevé pour l'économie allemande.
Mettre en place un embargo est avant tout une question politique plutôt qu'économique. Par contre, identifier les coûts d'un embargo est une question scientifique. En l'état, les estimations laissent à penser qu'un embargo total (plus aucun achat d'hydrocarbures russes) serait l'équivalent d'une récession de l'ordre de quelques points de pourcentage maximum pour 2022. Vous pouvez vous reporter à cette analyse du Conseil d'analyse économique français et à ce tableau synthétique du Conseil des experts économiques allemand.
Pour autant, même un embargo partiel, c'est-à-dire une réduction partielle des achats d'hydrocarbures russes, aurait déjà des conséquences dévastatrices pour l'économie russe — tout en limitant son coût pour l'économie européenne. Le monde est rarement binaire, et au moins dans le cas présent, envisager que les seules modalités d'un embargo sont "mettre en place un embargo total" et "ne mettre en place aucun embargo" est à mon avis réducteur.
Voilà ce que l'on peut dire après ces quasiment deux mois de guerre. Afin que ce numéro reste digeste, j'ai essayé de rester synthétique tout en essayant de couvrir les points qui sont, d'après moi, les plus importants. J'espère que ce numéro vous aura été utile. Et si vous le pouvez, merci de vous joindre aux membres Plus qui me rémunèrent déjà pour mon travail. Merci 🙏🏻
À bientôt sur L'Économiste Sceptique,
Olivier Simard-Casanova