#41 - Où sont les économistes qui croient en une "croissance infinie" ?
Ou comment il faudrait s’y prendre pour prouver que les économistes croient en une croissance infinie
Chère abonnée, cher abonné,
Pour commencer et si ça n’a pas déjà été fait, permettez-moi de vous présenter mes meilleurs vœux pour cette année 2022 ! Pour ma part, je suis confiant que 2022 sera une année décisive pour L’Économiste Sceptique. 2021 était déjà une année prometteuse, et vu ce que je prépare pour 2022, je n’ai aucun doute que la tendance ne fera que s’accélérer ! Si vous aimez mon contenu et que vous en avez les moyens, pensez à vous abonner à Plus. Plus vous donne accès à du contenu exclusif, et Plus vous permet de me rémunérer pour tout le travail que je fournis sur L’Économiste Sceptique. Ce qui me permet, ensuite, de continuer à produire sereinement tout ce contenu. Merci !
Pour le premier numéro de 2022 (et le 41e depuis le lancement du reboot !), j’aimerais m’intéresser à cette idée que les économistes croiraient en une “croissance infinie”. Cet argument est souvent utilisé pour supposément critiquer la science économique : les économistes, ignorant tout de la physique, ne verraient le monde qu’au travers d’une croissance infinie incompatible avec la finitude de notre planète. Sur le papier, la contradiction paraît aussi réelle que séduisante.
Voici un exemple tout frais, venant d’un scientifique de la NASA :
Mainstream economists are blind when it comes to climate and ecological breakdown. They are so attached to infinite exponential growth and accumulation by the rich that they are incapable of seeing what this is doing to planetary life support systems.
Ma traduction :
Les économistes mainstream sont aveugles lorsqu’il s’agit du climat et de l’effondrement écologique. Ils sont tellement attachés à la croissance exponentielle infinie et à l’accumulation par les riches qu’ils sont incapables de voir ce que cela fait aux systèmes qui soutiennent la vie sur la planète.
– Peter Kalmus, 23 novembre 2021
Je ne vais pas y aller par quatre chemins : ça fait bientôt dix ans que je fréquente des chercheurs en économie de manière régulière, j’en suis moi-même un, et je n’ai jamais entendu personne défendre la croissance infinie. Ni en séminaire, ni dans une conférence, ni dans les conversations informelles. Bien évidemment, mes observations personnelles ne sont pas des preuves. Et c’est la question que je veux poser aujourd’hui : comment faudrait-il s’y prendre pour prouver rigoureusement que les économistes croient en la croissance infinie ?
Le point de départ est que la charge de la preuve revient à celles et ceux qui disent que les économistes croient en la croissance infinie. Ça n’est pas à ceux qui doutent de cette idée de prouver qu’elle est fausse. Voyons une stratégie possible qui permettrait de prouver que les économistes ont cette croyance.
Pour commencer, il faut identifier qui sont “les économistes”. Lorsque l’on parle de “mainstream economics”, on fait référence au champ scientifique. Il faut donc des preuves qui portent sur les chercheurs en économie. Des déclarations de politiciens, de journalistes, d’éditorialistes ou de PDG ne permettent pas de prouver que les économistes croient en la croissance infinie. C’est pourtant une confusion souvent faite.
La seconde étape consiste à définir précisément la croyance en question. Ça veut dire quoi, exactement, “[the economists] are so attached to infinite exponential growth” ? Pour moi, ça n’est pas très clair. Et il me semble que c’est, là aussi, un problème récurrent : ceux qui prétendent que les économistes croient en la croissance infinie ont, en tout cas dans mon expérience, souvent du mal à définir précisément cette croyance (et plus encore à l’articuler concrètement avec la littérature scientifique en économie).
La troisième étape consiste à récolter des données sur les économistes. Par exemple, des analyses du corpus scientifique. J’ai recherché “infinite growth” sur RePEC, la base de données bibliographique économique la plus complète. J’ai trouvé… 20 résultats. Il y a 3.8 millions de références bibliographiques sur RePEC. Le terme “infinite growth” apparaît donc dans 0.0005% d’entre eux. Et ça n’est pas parce que “infinite growth” est mentionné que l’on peut en déduire que l’auteur croit en la croissance infinie.
Cela étant, on pourrait noter que les économistes peuvent croire en la croissance infinie sans pour autant mentionner “infinite growth” dans la littérature. Dans ce cas, on peut faire des sondages. Il s’agirait alors de mesurer la croyance qu’ont les économistes en la croissance infinie. Je serais très intéressé par un tel sondage, mais à ma connaissance il n’en existe aucun.
Enfin, supposons que l’on parvienne à démontrer que cette croyance est effectivement courante chez les économistes. De quelle proportion parle-t-on exactement ? Est-ce une opinion minoritaire ou majoritaire ? Et, surtout, quelles conclusions pourrait-on tirer de cette croyance sur la science économique elle-même ?
J’entends et lis souvent que la croissance infinie serait une hypothèse fondamentale des modèles de la science économique. L’étude de la croissance est une question macroéconomique. Or, la macroéconomie ne représente qu’entre 10 et 20% des articles scientifiques publiés en économie. Dans l’interprétation la plus favorable, l’hypothèse de la croissance infinie serait fondamentale pour seulement 10 à 20% de la littérature scientifique. Quid des 80% à 90% restants ?
La science économique est une science qui étudie les comportements individuels. Les fondements de la science économique, y compris ceux de la macroéconomie soit dit en passant, sont des axiomes et des hypothèses relatives aux comportements individuels. Je pense être plutôt bien placé pour le savoir, car je suis moi-même un microéconomiste théoricien. Pour toutes ces raisons, et comme je l’écrivais plus haut, j’ai toutes les peines du monde à voir en quoi la croissance infinie serait une hypothèse fondamentale de la science économique.
Il existe sans doute d’autres stratégies pour prouver que les économistes croient en la croissance infinie. Avec ce numéro, je voulais surtout mettre en évidence que la marche que les tenants de cette hypothèse doivent franchir pour rigoureusement prouver leur hypothèse est haute. Je suis bien évidemment ouvert à la discussion – pourvus qu’ils aient les preuves de ce qu’ils avancent !
Encore une fois, je vous souhaite une excellente année 2022 ! Et encore une fois, si vous pouviez envisager de vous abonner à Plus, ça m’aiderait à produire plus sereinement L’Économiste Sceptique 🙂 Merci !