#36 · Pourquoi y a-t-il si peu d’économistes dans les médias ?
Risque de harcèlement et pratiques journalistiques douteuses sont sans doute l’explication
Chère abonnée, cher abonné,
Il y a deux semaines, j’ai participé à la conférence Science & You à Metz. Science & You est une conférence où chercheurs et médiateurs scientifiques se rencontrent. J’ai d’ailleurs (enfin!) eu l’occasion de rencontrer Tania Louis IRL, alors que nous échangeons sur Twitter depuis des années.
Une inquiétude régulièrement mentionnée dans les échanges est le risque, pour les chercheurs, d’être victime de harcèlement lorsqu’ils décident de communiquer auprès du grand public. L’exemple le plus récent est bien évidemment celui de la COVID – et les sujets dérivés comme les vaccins ou les traitements contre les formes sévères.
Avant de créer L’Économiste Sceptique, mon précédent projet de vulgarisation scientifique en économie s’appelait Le Signal Économie. Le site Internet et l’essentiel du contenu que j’avais produit à l’époque sont d’ailleurs toujours en ligne. L’objectif explicite du Signal Économie était d’offrir une plateforme aux chercheurs en économie – pour parler de leurs travaux. Le Signal Économie a été un échec.
Cet échec a des causes multiples. L’une d’elles (que je mentionne d’ailleurs dans l’article où j’annonce la fin du Signal Économie) est que les chercheurs en économie ont globalement ignoré le projet. Ils sont très peu à s’en être saisis. Certains ont explicitement jugé que Le Signal Économie n’était pas suffisamment huppé pour leur ego (je n’ai pas oublié leurs noms, et croyez-moi que vous n’êtes pas prêts d’en entendre parler sur L’Économiste Sceptique 😅). La plupart du temps, leur attitude était bien différente : en recoupant de nombreuses conversations que j’ai pu avoir avec elles et eux à l’époque avec certains échanges à Science & You, je réalise que c’est le plus souvent ce risque de harcèlement qui les a conduits à refuser.
Entendons-nous bien : je ne critique pas leurs refus. En toute franchise, à leur place, j’aurais sans doute pris exactement la même décision. Mais les risques liés à l’exposition médiatique qui se sont révélés avec la crise sanitaire existent probablement depuis longtemps – au moins dans d’autres disciplines. Et c’est sans doute l’une des raisons majeures pour lesquelles vous voyez et entendez peu de chercheurs en économie dans les médias.
Imaginez les torrents de boue que pourraient se prendre des scientifiques dont les recherches portent sur, au choix, l’environnement, les retraites, l’immigration, le marché du travail, le chômage ou encore l’éducation. De tels sujets sont des cibles idéales pour les hordes de militants enragés, de tel bord ou d’un autre selon les sujets, et qui n’ont que faire de toute forme de rigueur intellectuelle et scientifique. Et encore une fois, je comprends la volonté de vouloir s’en protéger. Le militant enragé est sans doute l’espèce que j’ai le plus bloquée sur Twitter. La menace est réelle.
Au risque du harcèlement et des attaques en masse s’ajoute le fonctionnement à mon avis catastrophique d’une partie des médias.
Il y a, pour commencer, les “économistes de plateau télé” qui ont déserté les séminaires scientifiques pour, à la place, venir servir la soupe à leur audience à la télévision et à la radio. J’ai déjà été la cible d’insultes particulièrement abjectes venant de l’un d’eux. Il avait dit une énorme connerie, que j’avais eu le tort de relever. Se prévaloir “de gauche” ne l’a pas empêché de jeter en pâture à sa communauté sur Twitter un doctorant, qui plus est avec des “arguments” d’un élitisme consommé. Il s’agissait de pures attaques personnelles. Même dans le vide intersidéral, il y a plus de matière.
Le plus abject était d’ailleurs le cynisme assumé de sa démarche, en mode “peace man, tout ceci n’est qu’un jeu”. Pour ma part, je suis un éducateur, un vulgarisateur, un médiateur scientifique ; je ne joue pas un “jeu” où je fais le pitre (au sens premier du terme) sur les plateaux télé. J’essaie d’expliquer la science économique et son fonctionnement à des gens que ça intéresse, en étant à la fois le plus accessible et le plus rigoureux possible. On comprend à la fois que ça n’est pas l’objectif de ces gens, et qu’ils sont prêts à utiliser la violence contre quiconque qui viendrait menacer leur précarré médiatique – indépendamment de toute considération de rigueur intellectuelle. Ou, a minima, qu’il faut accepter de jouer ce jeu violent pour bénéficier d’un peu d’exposition médiatique. Là encore, je comprends que les chercheurs n’aient pas envie de jouer à un jeu aussi toxique.
Un second problème concerne l’attitude malhonnête de certains journalistes eux-mêmes. On m’a rapporté des cas où des économistes ont carrément été piégés : alors qu’on les avait invités supposément pour parler de leurs recherches, une fois sur le plateau ils se sont retrouvés dans le rôle “de l’économiste de droite” ou “de l’économiste de gauche”. Vous ne serez pas surpris que ces économistes aient par la suite refusé toutes les invitations qu’ils ont reçues. Ce que je comprends. Et ce qui laisse à la fois la place aux pitres dont je parlais plus haut, et surtout à leurs fadaises qui sont souvent sans rapport avec l’état des recherches les plus récentes – ou alors, quand ça l’est, ils ne vont prendre que les recherches qui vont dans le sens de leur discours, en ignorant complètement les autres.
Si vous trouvez que les médias français manquent d’économistes, et que le niveau des débats y est généralement bien bas, il est fort probable que ce soit pour toutes ces raisons. Que seulement 6% des journalistes économiques français aient une formation en économie, que la primauté soit donnée à la macroéconomie (alors qu’elle ne représente que 10 à 15% des publications scientifiques en économie) et qu’on préfère donner la parole à des leaders en tout genre (PDG, dirigeants d’associations militantes, syndicalistes, etc.) plutôt qu’à des experts qualifiés et compétents pour expliquer les phénomènes socio-économiques enfoncent sans doute le clou.
Je vais d’ailleurs être très direct : je ne suis pas spécialement optimiste sur la tendance. Ça fait plus de quinze ans que j’observe le phénomène, et la qualité des échanges ne s’est pas franchement améliorée. C’est d’ailleurs en partie du fait de ce traitement insatisfaisant de la science économique dans les médias français que j’ai créé L’Économiste Sceptique. Sur les risques de harcèlement, toutefois, je crains qu’il n’y ait guère de solution en vue – au moins à court terme.