#138 - X, anciennement Twitter, est-il en train de se déliter ?
De nouvelles données confortent l'hypothèse que les externalités de réseau sur lesquelles X est bâti sont en train de se déliter
Chère lectrice, cher lecteur,
Si vous êtes comme moi, la gestion catastrophique de X, anciennement Twitter, par Elon Musk commence sans doute à vous fatiguer. Néanmoins, cette (pénible) agitation présente pour le vulgarisateur de la science économique que je suis au moins un intérêt : elle me donne une occasion d'illustrer le concept d'externalités de réseau — et de documenter ce qu'il se passe lorsque les externalités de réseau se délitent.
Grâce à des données habituellement privées auxquelles j'ai récemment eu accès, je peux (modestement) contribuer au débat sur le possible délitement des externalités de réseau sur lesquelles X est bâti.
Pour rappel, les externalités de réseau émergent lorsque la valeur d'usage d'un réseau (par exemple, un réseau social) augmente avec le nombre d'utilisateurs : plus il y a de personnes qui utilisent le réseau, plus il est intéressant pour les autres personnes de l'utiliser également. Pour une définition complète, je vous renvoie à cet article du Wiki.
Lorsque les externalités de réseau se délitent, concrètement, cela signifie que le réseau perd des utilisateurs. Pire, le délitement des externalités de réseau peut dégénérer en un cercle vicieux, qu'il est généralement impossible d'enrayer : puisqu'il y a moins d'utilisateurs, la valeur d'usage pour les utilisateurs restant diminue, augmentant la probabilité qu'ils partent eux aussi. Myspace est un exemple de réseau social dont les externalités de réseau se sont délitées.
L'article d'aujourd'hui est la première partie d'un diptyque. Dans le diptyque, je vais explorer si, oui et non, les externalités de réseau sur lesquelles X est bâti sont en train de se déliter. Les données à ma disposition suggèrent que c'est effectivement le cas. Et je suspecte qu'il est sans doute déjà trop tard pour que X parvienne à arrêter le processus. Au-delà des conclusions, je suis surtout intéressé par le raisonnement, et par les concepts, qui me permettent de parvenir à cette conclusion.
Dans la première partie du diptyque, je vais m'intéresser à X. Dans la deuxième partie, je vais élargir au marché du micro-blogging.
Le contexte
X, anciennement Twitter, est un réseau social de micro-blogging. Le micro-blogging consiste à publier de courtes publications, principalement textuelles, généralement en public.
Le marché du micro-blogging a pendant longtemps été dominé par Twitter — et continue à être dominé par X, au moins pour le moment. Des concurrents comme Mastodon, Bluesky ou encore Threads existent, mais aucun n'a un nombre d'utilisateurs équivalent, ou même proche, de celui de X.
En octobre 2022, le milliardaire Elon Musk a racheté Twitter. Depuis, il a pris une série de décisions catastrophiques, série qui ne semble pas s'arrêter. Pour un historique d'octobre 2022 à avril 2023, vous pouvez lire l'article 126.
Depuis la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk, de nombreuses données suggèrent que les externalités de réseau de Twitter, puis X, sont en train de se déliter. Par exemple, Cloudflare a mesuré que le trafic vers le domaine twitter.com
était en baisse continue depuis le début de 2023.
Dans le même temps, Twitter, puis X, a cessé d'utiliser les indicateurs standards pour communiquer les données d'usage de sa plateforme. Elon Musk parle de "secondes passées sur l'application", un indicateur qui, à ma connaissance, n'est utilisé que par X. Le recours à un indicateur non-standard suggère que les données internes de X ne sont pas bonnes, obligeant l'entreprise à des contorsions rhétoriques pour masquer une possible diminution du nombre d'utilisateurs.
Les données
Comme je l'écris dans l'introduction, le diptyque se base sur des données habituellement privées auxquelles j'ai eu accès. L'entreprise Appfigures a eu la gentillesse de partager gratuitement et sans conditions des données avec moi — merci à Frank.
Appfigures suit (notamment) l'évolution du rang auquel se classent les applications les plus téléchargées dans l'App Store (sur iOS et iPadOS) et le Play Store (sur Android) au cours du temps. Appfigures m'a transmis le classement de Twitter, et de quelques autres applications de réseaux sociaux, en France et aux États-Unis dans l'App Store entre le 1er janvier 2022 et le 18 août 2023.
X en perte de vitesse
Sans grande surprise pour qui fréquente X, les données sont mauvaises pour le réseau d'Elon Musk.
Comme le montrent les courbes d'ajustement de la Figure 1, le classement de Twitter, puis X, toutes catégories d'application confondues ne cesse de s'éroder depuis le 1er janvier 2022. Le classement s'érode aux États-Unis comme en France.
Alors que Twitter était généralement classé dans le top 25 des applications les plus téléchargées, X se classe désormais dans le top 60. Cette baisse suggère que X est moins téléchargé aujourd'hui qu'au début de 2022.
Si l'on se limite à la période postérieure à la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk (Figure 2), la tendance est là aussi à la baisse. Et ce, depuis quasiment le début. Aux États-Unis, la dégradation du classement de X s'est particulièrement accélérée depuis juillet 2023 — lorsque Twitter a limité le nombre de publications que les utilisateurs peuvent lire et publier (fin juin), puis lorsque Elon Musk a annoncé le changement de nom de Twitter en X (fin juillet).
Un classement n'est pas équivalent à des données sur le nombre de téléchargements. Il est possible que le nombre de téléchargements de l'application X ait augmenté, et qu'en même temps, le nombre de téléchargements de toutes les autres applications du top 60 aient augmenté encore plus. Dans ce cas, X pourrait avoir gagné des utilisateurs, et pour autant avoir perdu des places dans le classement. L'hypothèse me semble cependant peu probable.
Une autre limite des données de classement est qu'elles ne disent rien sur l'écart du nombre de téléchargements entre les applications classées. Est-ce que l'application classée numéro 1 est téléchargée dix fois plus que l'application classée numéro 2, ou est-elle seulement téléchargée 1 % de plus ? Si l'écart est faible, une petite baisse du nombre de téléchargements peut faire rapidement chuter une application dans le classement. Si l'écart est important, une baisse dans le classement implique une importante baisse du nombre de téléchargements. N'ayant pas de données sur les écarts, il est difficile de conclure.
Pour autant, la chute de Twitter, puis X, est substantielle, aux États-Unis comme en France. Ce qui suggère que le nombre de téléchargements de l'application ait, lui aussi, baissé de manière substantielle. L'hypothèse est d'autant plus probable qu'elle est cohérente avec les données de Cloudflare, et plus généralement, avec l'important rejet que les décisions d'Elon Musk génèrent de la part des utilisateurs de Twitter, puis X.
Si X est moins téléchargé, cela signifie que X perd des utilisateurs. Et non seulement, la baisse ne s'arrête pas (les courbes d'ajustement sont décroissantes), mais semble même s'accélérer (les courbes d'ajustement sont de plus en plus décroissantes). D'après moi, ces données sont cohérentes avec celles que l'on observerait si X était pris dans un cercle vicieux de délitement de ses externalités de réseau.
Des concurrents qui en profitent ?
Jusqu'à la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk, le marché du micro-blogging était dominé par Twitter. Mastodon existe depuis 2017, mais n'avait qu'environ 600.000 utilisateurs mensuels actifs avant la prise de contrôle. En comparaison, Twitter en avait plusieurs centaines de millions.
Pour autant, en quelques mois, Mastodon a multiplié quasiment par quatre son nombre d'utilisateurs mensuels actifs. Deux autres réseaux sont entrés sur le marché, Bluesky (qui, contrairement à ce qu'on entend parfois, n'est pas vraiment le réseau de Jack Dorsey) et Threads, de Meta. Threads a pulvérisé le record d'adoption d'un nouveau produit tech, record jusqu'ici détenu par ChatGPT. En moins d'un an, le marché du micro-blogging est devenu beaucoup plus concurrentiel.
Lorsqu'il existe une alternative au réseau dont les externalités de réseau sont en train de se déliter, le risque que le délitement entre dans un cercle vicieux augmente. Ces nouveaux (et moins nouveaux) entrants sont-ils en train de remplacer X ? Pour le moment, non. Mais si j'étais à la tête de X, je pense que je serais terrifié par la Figure 3.
Dans la deuxième partie du diptyque, j'expliquerai pourquoi je pense que la Figure 3 devrait terrifier la direction de X. Et plus généralement, pourquoi je pense qu'il est sans doute déjà trop tard pour arrêter le délitement des externalités de réseau de X.
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Olivier