#133 – En défense de la diversité des sciences humaines et sociales

Je ne comprends pas ces appels encore trop fréquents à l’uniformisation des méthodes

#133 – En défense de la diversité des sciences humaines et sociales

Chère lectrice, cher lecteur,

Les sciences humaines et sociales, ou SHS, sont nombreuses et plurielles. On compte parmi elles la science économique, mais aussi la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, certaines branches de la psychologie, et d’autres encore.

#67 · Qu’est-ce que les SHS ?
Les SHS, pour Sciences Humaines et Sociales, sont les sciences qui étudient la société

Je lis parfois deux arguments sur lesquels j’aimerais m’attarder aujourd’hui. « La sociologie serait quand même mieux si elle utilisait les méthodes de la science économique », et son homologue « la science économique serait quand même mieux si elle utilisait les méthodes de la sociologie ». Je trouve ces arguments problématiques.

Ces deux arguments ne sont pas toujours exprimés de façon aussi directe. Ils se déclinent parfois dans des versions plus subtiles, telles que « pourquoi dans une table-ronde sur la science économique n’y a-t-il pas de sociologue ? », ou encore « pourquoi vous, un sociologue, ne citez-vous pas les travaux de cet économiste ? ».

La raison de fond pour laquelle je trouve ces arguments problématiques est que si on allait au bout de leur logique, on détruirait complètement la diversité des SHS — et les bénéfices que cette diversité apporte.

Les SHS ont des traditions, des méthodes et des histoires différentes. La science économique est mathématisée, la sociologie l’est beaucoup moins. Les économistes utilisent beaucoup l’empirique quantitatif, les sociologues utilisent beaucoup l’empirique qualitatif. Et ainsi de suite.

Cette diversité des méthodes offre une connaissance du monde plus robuste. En astronomie, on étudie un même objet (le ciel) avec des regards différents : radiotélescopes, télescopes optiques, télescopes infrarouges, observatoires à ondes gravitationnelles (comme les interféromètres LIGO et Virgo), et ainsi de suite. La lumière visible ne révèle pas les mêmes phénomènes que les ondes radio, ou l’infrarouge, ou les ondes gravitationnelles. Multiplier les regards permet d’étudier un même objet sous des angles différents. Personne, je crois, n’ira argumenter que cette multiplication des regards soit une mauvaise chose pour l’astronomie. En toute hypothèse, c’est même l’inverse : tout le monde, ou presque, est convaincu que la multiplication des regards améliore l’astronomie.

De mon point de vue, c’est exactement la même chose avec les SHS. Les méthodes empiriques quantitatives et qualitatives ne s’opposent pas, elles se complètent. Elles permettent d’étudier en profondeur un phénomène (les méthodes qualitatives), et elles permettent d’étudier un phénomène dans toute sa surface (les méthodes quantitatives). La mathématisation permet d'expliciter les hypothèses sur lesquelles repose un raisonnement, ce que le raisonnement discursif (comprenez : « littéraire ») ne permet pas aussi clairement. Mais si le phénomène que l’on veut étudier est difficile à mettre en équation, la mathématisation nous fait renoncer à certaines questions de recherche – alors que le raisonnement discursif permet de s’affranchir de ces contraintes.

D’expérience, les tenants de ce type d’argument sont souvent ignorants de la discipline qu’ils critiquent. J’ai trop souvent entendu des économistes critiquer la sociologie sans jamais avoir ouvert le moindre article de sociologie. Et inversement, j’ai trop souvent entendu des sociologues présenter la science économique d’une manière telle qu’ils n’ont sans doute jamais lu le moindre article de science économique.

Bien sûr, je ne prétends pas que tous les économistes, ni que tous les sociologues, défendent ces arguments. J’ai même le sentiment qu’il s’agit d’arguments minoritaires, qui ont d’ailleurs tendance à disparaître — et c’est tant mieux. Mais on les entend encore à l’occasion, et c’est la raison pour laquelle je souhaite m’attarder dessus.

Je ne nie pas qu’il existe des critiques méthodologiques légitimes — voire nécessaires. Par exemple, les économistes ont tendance à pratiquer une sorte d’impérialisme méthodologique : ils font trop souvent des recherches avec leurs méthodes, sans lire la littérature d’autres disciplines où ces recherches ont déjà été menées. Trop souvent, les économistes redécouvrent à grands frais des résultats connus depuis longtemps par les sociologues, les psychologues ou encore les historiens. Cette pratique est un gaspillage de ressources scientifiques, et je la déplore.

Pour autant, l’impérialisme méthodologique de certains économistes ne rend pas acceptable une sorte d’impérialisme « défensif » des autres SHS. « Science-économiquiser » la sociologie viderait la sociologie d’une grande partie de sa substance ; mais « sociologiser » la science économique viderait la science économique d’une grande partie de sa substance.

Il ne faut d’ailleurs pas croire que la diversité des méthodes aboutisse à des résultats scientifiques différents. En réalité, il y a de grandes convergences dans les résultats de champs de recherche étudiés à la fois par les économistes et par les sociologues. Je pense notamment à l’éducation, ou encore à l’étude des organisations. Parvenir à des résultats similaires avec des méthodes différentes, c’est la preuve de la robustesse des différentes méthodes employées.

Pour finir, ces arguments m’interrogent car je ne comprends pas quels bénéfices est censée apporter une uniformisation méthodologique des SHS. Souvent, j’ai l’impression que ces appels à l’impérialisme méthodologique ne sont pas fondés sur une véritable connaissance de la discipline critiquée, mais sur des stéréotypes et des caricatures. Avec des prémisses affirmées sans preuves, telles que « la science économique est une idéologie néo-libérale » et son équivalent tout aussi fallacieux « la sociologie est une idéologie de gauche ». L’objectif semble plutôt de vouloir « détruire » une sorte d’idéologie (imaginaire) à laquelle on n’adhère pas, plutôt que d’améliorer sincèrement une méthodologie dont on pense qu’elle a des défauts que l’on peut raisonnablement argumenter.

Le problème ? Les sciences ne sont pas des idéologies. C’est vrai pour les sciences naturelles, mais c’est également vrai pour les SHS. Ce constat n’implique pas que les sciences soient indépendantes des idéologies — elles ne le sont pas, sciences naturelles incluses. Je me contente seulement de rappeler qu’il existe une différence de nature entre une science et une idéologie.

Si on fait les comptes, l’uniformisation méthodologique a de nombreux coûts — et aucun bénéfice. Elle ne résout pas le « problème » de l’idéologie — car c’est un problème qui n’existe pas, ou en tout cas, ceux qui prétendent qu’il existe sont incapables de démontrer rigoureusement qu’il existe. Et elle détruit complètement la diversité des méthodes, rendant ainsi l’ensemble des SHS moins riches, moins complètes et moins robustes. Les appels à l’uniformisation méthodologique sont d’après moi totalement déraisonnables.

Plutôt que défendre un impérialisme méthodologique fondé sur l’ignorance, je plaide pour ma part en faveur d’un peu plus de prudence et d’humilité épistémiques, et en faveur d’un peu plus de curiosité sincère à l’égard des disciplines que l’on ne connaît pas — que l’on soit, ou non, chercheur ou chercheuse. Je suis tout aussi mal à l’aise lorsque je lis des économistes faire des critiques fallacieuses de la sociologie, que lorsque je lis des sociologues faire des critiques fallacieuses de la science économique.

Aucune discipline scientifique, science économique incluse, n’est parfaite. Mais la diversité des sciences et des méthodes est incontestablement une richesse scientifique. Une richesse pas toujours simple à exploiter — les jargons scientifiques ne sont pas toujours les mêmes, les traditions méthodologiques ne sont pas toujours les mêmes, le rapport au politique n’est pas toujours le même, les enjeux de carrière ne sont pas toujours les mêmes, et ainsi de suite. Mais une richesse qui mérite d’être cultivée, plutôt que d’être vilipendée avec des arguments fallacieux.

À bientôt sur L’Économiste Sceptique,
Olivier