#126 - Elon Musk est en train de détruire Twitter
Voici un résumé de ce qui est arrivé à Twitter depuis son rachat par Musk en octobre 2022. Accrochez-vous, c’est édifiant.
Chère abonnée, cher abonné,
Twitter est actuellement une importante plateforme sociale. On y trouve de passionnants experts trop rarement entendus. C’est également une plateforme d’influence, qui dicte l’agenda politique et médiatique. Pensez aux tweets de Donald Trump, qui ont régulièrement défrayé la chronique pendant son mandat. Même si vous n’êtes pas sur Twitter, Twitter influence nécessairement votre vie.
Or, Twitter est peut-être en train de s’effondrer. La raison ? L’invraisemblable série de décisions catastrophiques que son nouveau propriétaire, Elon Musk, a prise depuis qu’il a racheté l’entreprise en octobre 2022. Dans un second article que je publierai la semaine prochaine, j’expliquerai les conditions dans lesquelles, d’après moi, Twitter pourrait survivre. N’hésitez pas à vous abonner par email pour ne pas le manquer.
Derrière la survie de Twitter, il y a des concepts de science économique. Or, tout le monde n’est pas sur Twitter. Tout le monde n’a pas non plus suivi ce qu’il s’y passe depuis son rachat par Musk. Afin que tout le monde ait les mêmes informations en tête, je vous propose ce résumé.
J’ai tenté de faire le résumé le plus exhaustif possible, en apportant le maximum de sources. La gestion de Musk est cependant un tel capharnaüm que je n’ai pas tout relaté. Ce qui suit est donc une version allégée de ce qu’il s’est réellement passé.
Une invraisemblable série de décisions catastrophiques
Elon Musk a racheté Twitter pour 44 milliards de dollars. Il a fait une offre de rachat le 14 avril 2022, sur laquelle il est rapidement revenu. Or, non seulement Musk avait signé l’accord de vente. Pire, il a signé l’accord sans procéder aux vérifications techniques et financières auxquelles son offre lui donnait droit. C’est comme si vous achetiez une villa hors de prix sans prendre le temps de la visiter. Twitter a attaqué Musk en justice, pour le forcer à honorer le contrat qu’il a librement signé. Voyant qu’il allait perdre le procès, Musk a finalement honoré le contrat. Twitter est devenu sa propriété le 27 octobre 2022.
Si vous trouvez que les conditions dans lesquelles Musk a fait l’offre de rachat sont rocambolesques, accrochez-vous. Ça n’est que le début.
Depuis octobre, Musk a licencié ou fait partir 75% des salariés de Twitter : d’environ 8000, ils ne sont désormais plus que 1500. Fin décembre, il a fait fermer sans préparation, puis rouvrir immédiatement, l’un des trois data centers de l’entreprise — une décision qu’il qualifie lui-même de « catastrophique » (source). Les équipes de modération, de lutte contre la pédopornographie et de sureté de la plateforme ont été décimées. Certaines des personnes licenciées ont fondé des entreprises rachetées par Twitter. Lors du rachat, elles ont négocié des clauses garantissant des versements de plusieurs dizaines de millions de dollars en cas de licenciement. Twitter a licencié au moins trois de ces personnes (Esther Crawford, Martijn de Kuijper et Haraldur Thorleifsson), s’exposant au paiement d’indemnités de plusieurs centaines de millions de dollars. Twitter a arrêté de payer nombre de ses fournisseurs, provoquant une série de procès.
Twitter a remplacé le système de vérification, qui assure qu’un compte notable est bien celui qu’il prétend être, par un abonnement payant nommé Twitter Blue : pour une dizaine d’euros par mois, il est possible de se faire « vérifier ». Malgré les éléments de langage du marketing de Twitter, Twitter Blue n’est pas une vérification. La seule chose que Twitter Blue vérifie, c’est la capacité de l’utilisateur à payer une dizaine d’euros par mois. En plus de remplacer la vérification, Twitter Blue est censé donner droit à une plus grande visibilité dans les flux algorithmiques.
L’API, qui permet à des services externes de se connecter aux données de Twitter et d’étendre les fonctionnalités de la plateforme, a été coupée du jour au lendemain pour certains de ces services. Les services dont l’accès n’a pas été coupé ont vu le prix de l’accès à l’API exploser : la formule auparavant gratuite coûte désormais 42.000$ par mois, tout en étant largement plus restreinte.
De nombreux comptes auparavant bannis ont été autorisés à revenir sur la plateforme, provoquant le retour de néonazis, de complotistes et d’autres délicieux personnages d’extrême droite. La protection des personnes transgenres a sauté, sans même que l’équipe de modération n’en soit informée.
Musk lui-même tweete régulièrement des théories du complot et autres propos transphobes. Il interagit régulièrement avec des comptes complotistes et d’extrême droite. Alors qu’il s’est présenté comme un défenseur de la « liberté d’expression », il fait régulièrement bannir des journalistes dont il n’aime pas le travail. Les liens vers des plateformes concurrentes comme Mastodon, Instagram ou Facebook ont étébloqués. Même chose pour la plateforme de newsletter Substack, qui a récemment lancé un concurrent à Twitter. Mécontent de la viralité de ses tweets, Musk a forcé les ingénieurs de Twitter à modifier l’algorithme pour augmenter leur visibilité. Il a moqué publiquement un ancien salarié en situation de handicap. Il ment régulièrement, sur à peu près tous les sujets, et en particulier lorsqu’il tente de masquer une mauvaise nouvelle pour Twitter. Il a fait de nombreuses promesses, pour beaucoup non tenues.
Une plateforme en chute libre
Sans surprise, ces décisions ont des effets catastrophiques sur Twitter.
Les bugs et coupures sont devenus fréquents depuis janvier. Des fonctionnalités de protection de la vie privée ont sauté, exposant des tweets normalement privés au tout venant.
Un nombre de plus en plus grand de médias a quitté Twitter : NPR, PBS, CBC ou encore la radio publique suédoise. Un nombre inconnu de comptes à large audience ont quitté la plateforme, ou réduit leur activité (c’est mon cas, même si je n’ai qu’une audience limitée). C’est un problème, car la plupart des utilisateurs de Twitter viennent lire les tweets publiés par les médias, les journalistes et les comptes à large audience.
Le rachat de 44 milliards de dollars a en partie été financé par de la dette, assumée par Twitter à hauteur de 13 milliards de dollars. Cette dette va coûter à Twitter environ un milliard de dollars d’intérêt par an — une somme que Twitter n’a pas.
Pire, depuis le rachat, le chiffre d’affaires publicitaire de Twitter s’est effondré de 40%. En cause ? Les annonceurs ne veulent tout simplement pas être associés à l’image désormais radioactive de Musk. Le complotisme et les discours de haine, ça ne paie manifestement pas.
Twitter Blue a des résultats pathétiques. Environ 500.000 utilisateurs auraient souscrit au service. C’est environ 0.2% des utilisateurs de Twitter, un taux de conversion cent fois inférieur (!) à celui espéré par Musk (le taux de conversion pour ce type de service est généralement compris entre 2% et 5%). Twitter Blue rapporte quelques dizaines de millions de dollars chaque année, ce qui représente seulement 1 à 2% du chiffre d’affaires de Twitter.
La valeur de Twitter a été divisée par plus de deux en moins de six mois : alors que Musk a racheté l’entreprise pour 44 milliards de dollars (un montant déjà surévalué, comme il le dit lui-même), Twitter ne vaut désormais plus que 20 milliards de dollars au plus. Si on soustrait la dette de 13 milliards de dollars, la valeur nette de Twitter n’est plus que de quelques milliards.
La coupure de l’API a déjà commencé à dévaster l’écosystème de Twitter. De nombreux bots ont fermé, des services de veille ont été contraints de retirer leur intégration à Twitter. Même de grandes entreprises comme Microsoft ou Intercom ont supprimé leur intégration à Twitter, du fait du coût exorbitant de l’API. Dévaster l’écosystème est un problème, car il enrichissait la plateforme de services annexes.
Pire, une partie de cet écosystème a migré vers des services concurrents à Twitter, comme Mastodon. Mastodon s’est considérablement amélioré en à peine quelques mois, en partie grâce au travail de développeurs qui ont contribué à faire de Twitter ce que la plateforme est aujourd’hui devenue.
Des comptes automatisés d’alerte, par exemple d’alerte météo ou tsunami, ont vu leur accès à l’API coupé. Ils sont désormais inopérants.
Twitter s’expose à d’importantes amendes, notamment de la FTC américaine. Twitter est en effet obligé de respecter des procédures de sécurisation des données personnelles. Or, l’équipe en charge de ces procédures a démissionné en novembre. Si la FTC met Twitter à l’amende, le montant de l’amende pourrait se monter à plusieurs milliards de dollars.
Et puis, il y a le désastre de la « vérification » payante. Cette « vérification » qui n’en est pas une a généré des vagues d’usurpation d’identité, certaines d’entre elles ayant coûté des centaines de millions de dollars. Des comptes d’extrême droite, de complotistes, de talibans (oui, vous avez bien lu) ou de propagandistes russesse sont acheté une « vérification » — et donc de la réputation.
Hier, les anciens badges de vérification ont été supprimés par Twitter. Les seuls badges sont ceux des abonnés à Twitter Blue. Il n’est désormais plus possible de distinguer facilement les comptes officiels des usurpateurs. La confiance que les utilisateurs ont dans la plateforme va sans doute rapidement disparaître. La crédibilité de Twitter comme source d’information fiable, également.
Le badge bleu associé à Twitter Blue est désormais devenu radioactif. Les utilisateurs abonnés à Twitter Blue sont régulièrement moqués par les utilisateurs qui ne sont pas abonnés à Twitter Blue. Il s’agit d’ailleurs souvent de fanboys de Musk, qui n’ont d’après moi pas grand-chose d’intéressant à dire si ce n’est répéter le catéchisme du culte de Saint Elon. Des célébrités ont ouvertement moqué Twitter Blue, expliquant qu’elles ne paieraient pas pour conserver leur badge de vérification. Pourquoi payer un abonnement pour lequel vous avez de bonnes chances d’être stigmatisé ? Le badge bleu est devenu tellement radioactif que Twitter travaille désormais sur la possibilité de… le masquer. Un édifiant aveu de l’échec monumental qu’est Twitter Blue.
Bien sûr, l’histoire n’est pas terminée. Tant que Musk restera à la tête de Twitter, on a toutes les raisons de croire que le naufrage continuera.
En plus de m’assurer que tout le monde ait les mêmes informations en prévision de l’article de la semaine prochaine, ce résumé a aussi pour objectif de montrer l’étendue du désastre qu’est la gestion de Twitter par Musk. Je ne suis pas sûr qu’elle soit toujours bien perçue. En plus d’être un désastre pour Twitter, cette gestion est d’ailleurs également un désastre pour la réputation de Musk lui-même. Son image de « génie des affaires » sort salement amochée de ce qui reste une énorme blessure auto-infligée.
Car le plus invraisemblable est qu’à peu près toutes ces décisions catastrophiques étaient évitables. Pourquoi détruire le système de vérification ? Pourquoi fermer précipitamment un data center pourtant critique ? Pourquoi moquer publiquement un salarié en situation de handicap ? Pourquoi détruire l’écosystème en rendant l’API hors de prix ?
Est-ce que Twitter survivra à ce désastre ? Aujourd’hui, personne ne peut le dire. Par contre, on peut identifier certaines des conditions dans lesquelles Twitter peut, ou ne peut pas, survivre. C’est ce que je ferai dans mon article de la semaine prochaine. N’hésitez pas à vous abonner par email pour ne pas le manquer.
À bientôt sur L'Économiste Sceptique,
Olivier