#124 · Il est probable que la Russie échappe aux sanctions économiques
Pourquoi ça n’est pas nécessairement un problème, et pourquoi ça n’est pas une fatalité
Chère abonnée, cher abonné,
Pour finir cette seconde série d’articles sur les sanctions économiques contre la Russie, je souhaite aborder un point parfois discuté dans le débat public, mais à mon avis trop souvent mal discuté dans le débat public : l’échappement de la Russie aux sanctions économiques.
Commençons par rappeler une évidence : la Russie échappe au moins un peu aux sanctions. C’est une évidence car aucune sanction n’est efficace à 100%. On a beau interdire les excès de vitesse, il y aura toujours des gens qui conduiront au-delà de la vitesse autorisée.
À ce propos, que la Russie échappe au moins un peu aux sanctions ne démontre pas un « génie » du régime russe, ou de Poutine. Ni, d’ailleurs, une incompétence des occidentaux. Il s’agit d’une conséquence inévitable de n’importe quelle sanction —économique ou non.
La question n’est pas de savoir si la Russie échappe aux sanctions. La question est de savoir dans quelle mesure la Russie échappe aux sanctions. En d’autres termes, la question est quantitative : de « combien » la Russie échappe-t-elle aux sanctions ? Selon que la Russie parvienne à échapper un peu, ou beaucoup, aux sanctions, la conclusion et les mesures à prendre ne seront pas les mêmes. Une fuite de quelques gouttes n’a pas grand-chose à voir avec une brèche massive.
Si vous suivez mon travail depuis longtemps, ce que je vais écrire ensuite ne va pas vous surprendre : mesurer l’échappement de la Russie aux sanctions nécessite de recourir à des méthodes de mesure robustes. Se contenter d’anecdotes, aussi spectaculaires soient-elles, ne permet pas de mesurer l’ampleur de l’échappement. Comment savoir si l’anecdote est représentative d’un phénomène plus large, ou une exception malheureuse ?
L’anecdote des smartphones transitant par l’Arménie a récemment largement circulé. Les importations de smartphones en Arménie ont été multipliées par dix en 2022. Dans le même temps, les exportations de smartphones de l’Arménie vers la Russie ont elles aussi été multipliées par dix depuis 2022. Au lieu d’importer directement des smartphones en Russie, les revendeurs russes les importent par l’intermédiaire de l’Arménie.
Que l’Arménie permette à la Russie à échapper à certaines sanctions est incontestable. Mais dans quelle mesure les importations de smartphones par l’intermédiaire de l’Arménie sont-elles révélatrices des importations des autres biens et services qui font l’objet de sanctions ? Du fait de sa nature d’anecdote, l’exemple des smartphones arméniens ne permet pas de répondre à cette question. La prudence et la rigueur imposent de ne pas généraliser trop vite à partir de cette anecdote, ni dans un sens (« la Russie échappe massivement aux sanctions »), ni dans l’autre (« il s’agit d’un incident isolé »).
Il est d’autant plus important de se méfier des anecdotes que l’échappement ne prouve pas en lui-même que les sanctions ratent leurs objectifs — qui, encore une fois, n’est pas de « faire s’effondrer » l’économie russe.
Des sanctions partiellement efficaces peuvent déjà réduire la capacité de nuisance de l’État russe. Je ne suis par exemple pas convaincu que le régime de Poutine soit plus dangereux vis-à-vis de ses voisins si les russes parviennent à continuer à importer des smartphones.
En plus du nombre de sanctions auxquelles la Russie parvient à échapper, une autre question est celle de l’intensité avec laquelle elle parvient à échapper aux sanctions. Est-ce que les importations de smartphones par l’intermédiaire de l’Arménie permettent à la Russie d’importer un volume équivalent de smartphones à celui qu’elle importait avant les sanctions ? Je n’ai pas la réponse à cette question. On se rend toutefois bien compte que si la Russie échappe à la sanction X, mais que le volume importé par la filière de substitution n'est qu’une fraction de l’ancien volume importé, la sanction X reste efficace, au moins en partie. L’efficacité d’une sanction n’est pas une question « oui/non », mais une question d’intensité de l’effet.
Une troisième question est la qualité des alternatives. Est-ce que la Russie est capable d’importer des biens et des services de qualité équivalente à celle des biens et services qu’elle importait avant les sanctions ? La Chine s’est par exemple largement substituée aux occidentaux pour approvisionner la Russie en semi-conducteurs. Pour autant, les semi-conducteurs chinois ont une dizaine d’années de retard sur les semi-conducteurs occidentaux. Même si la Russie parvient à importer un volume équivalent de semi-conducteurs au volume précédant les sanctions, si les semi-conducteurs alternatifs sont de moins bonne qualité, la sanction reste efficace, au moins en partie.
Surtout, l’échappement n’a rien d’une fatalité. Les occidentaux peuvent prendre des mesures pour que les sanctions déjà en place soient mieux appliquées. C’est d’ailleurs pour rendre ces mesures plus difficiles à mettre en œuvre que l’État russe a classé secret défense de nombreux indicateurs statistiques et financiers.
Les occidentaux peuvent par exemple sanctionner les pays qui aident la Russie à échapper aux sanctions —ce qu’on appelle les sanctions secondaires. Pour reprendre l’exemple des smartphones arméniens, il est sans doute possible de tarir la filière en sanctionnant l’Arménie tant qu’elle continue à aider la Russie. D’après la Lettonie, le Kazakhstan et la Turquie aident également la Russie à échapper à certaines sanctions.
Les sanctions secondaires peuvent cependant être délicates à mettre en œuvre. Elles peuvent avoir des conséquences diplomatiques indésirables. Sanctionner la Turquie pourrait faire empirer son opposition à l’entrée de la Suède dans l’OTAN. Sanctionner le Kazakhstan pourrait le rapprocher du régime de Poutine, alors que le Kazakhstan a eu tendance à s’en éloigner depuis le début de la guerre en Ukraine.
Comme le disent les deux spécialistes Elina Ribakova et Nicolas Véron, mieux appliquer les sanctions actuellement en place, et donc en partie utiliser les sanctions secondaires, devrait sans doute être la priorité des occidentaux s’ils veulent rendre les sanctions plus efficaces.
Nous arrivons désormais au terme de cette seconde série d’articles sur l’efficacité des sanctions. S’il n’y avait qu’un seul message à retenir de la série, ça serait le suivant : pour mesurer rigoureusement l’effet des sanctions, il est nécessaire de le faire avec des méthodes de mesure robustes et adaptées. Ça n’est pas parce qu’une nouvelle donnée, fût-elle une prévision de croissance du FMI, vient s’ajouter au débat qu’il est possible de lui faire dire tout et son contraire.
Je ne défends pas cette prudence épistémique pour le plaisir de défendre la prudence épistémique. Je défends cette prudence épistémique car si l’on souhaite raisonner rigoureusement, il est nécessaire d’évaluer le plus objectivement possible ce que l’on sait, et ce que l’on ne sait pas. Et ce, quel que soit notre position personnelle sur les sanctions économiques contre la Russie. Contrairement à ce que certaines et certains pensent, aucune idéologie politique n’est un passe-droit pour cesser de raisonner rigoureusement.
J’espère que cette série d’articles vous aura plu. Si vous les avez trouvés intéressants, merci de les partager autour de vous. Le bouche-à-oreille est le meilleur moyen de faire connaître mon travail !
J’en profite pour vous rappeler que mon travail sur L'Économiste Sceptique est exclusivement financé par vous, mes lecteurs et mes lectrices. Si ça n’est pas déjà le cas, vous pouvez vous aussi m’aider à pérenniser L'Économiste Sceptique en adhérant à l’une des formules Plus.
À bientôt pour le prochain article de L'Économiste Sceptique,
Olivier