#121 · Les prévisions de croissance du FMI sont-elles fiables ?
Ça n’est pas parce que le FMI a revu ses prévisions de croissance que les révisions démontrent nécessairement que les sanctions contre la Russie sont moins efficaces que prévu
Chère abonnée, cher abonné,
Cet article continue ma minisérie sur les prévisions de croissance du FMI —et ce qu’elles disent, et ne disent pas, de l’effet des sanctions économiques sur la Russie. Dans le premier article, j’ai expliqué qu’il est bien audacieux de parler de « miracle » économique russe.
Dans le second article, j’ai expliqué qu’il est là encore bien audacieux de conclure à une « résilience » de l’économie russe.
Le Kremlin et celles et ceux qui relaient sa propagande ne sont cependant pas en manque d’arguments fallacieux. L’un de leurs arguments est que la révision des prévisions de croissance par le FMI démontrerait une moins grande efficacité que prévu des sanctions économiques contre la Russie. Dans une forme extrême de l’argument, certains vont même jusqu’à dire que la révision des prévisions démontrerait le « génie » du régime de Poutine, qui serait parvenu à échapper au gros des sanctions. Or, la révision des prévisions peut avoir de multiples causes. Et d’après moi, l’hypothèse d’une moindre efficacité que prévu des sanctions n’a rien d’une hypothèse évidente.
Dans l’article du jour, je vous propose de prendre un peu de recul sur les prévisions de croissance du FMI et leur méthodologie, et de réfléchir aux interprétations de leur révision.
Oui, le FMI a bien révisé ses prévisions de croissance
Commençons par les faits. Lorsque la guerre en Ukraine a commencé, et que les premières sanctions ont été annoncées, le FMI a prévu que le PIB de la Russie allait baisser de 8.5% en 2022.
Au cours de l’année, le FMI a revu à la hausse ses prévisions. Aujourd’hui, le FMI estime que le PIB russe a baissé de 2.2% en 2022. On est loin des 8.5% initialement prévus.
Qu’est-ce qui pourrait expliquer une révision aussi importante ? Est-ce une moindre efficacité des sanctions ? Ou y a-t-il des hypothèses alternatives ?
Hypothèse 1 : les sanctions sont moins efficaces que prévu
Commençons par un rappel : les sanctions économiques n’ont jamais eu pour objectif de faire baisser le PIB russe. Une baisse moins importante que prévu du PIB russe ne prouve donc pas que les sanctions seraient moins efficaces que prévu. Ça serait comme dire que le vaccin contre le COVID n’est pas efficace car le COVID continue à infecter des gens : le vaccin n’a pas été choisi sur sa capacité à réduire les infections, mais sur sa capacité à éviter que les personnes infectées ne développent la forme grave de la maladie. Dans un cas comme dans l’autre, l’argument repose sur un hors sujet. Cependant, explorons quand même l’hypothèse.
Plusieurs causes peuvent expliquer un éventuel effet récessif moins important qu’initialement prévu des sanctions. L’économie russe pourrait être plus solide qu’on ne le pensait. Les sanctions pourraient avoir été mal conçues par les occidentaux. Les politiques pour contrer et échapper aux sanctions de l’État et des agents économiques russes pourraient être très efficaces. La dernière explication serait d’ailleurs un bel exemple d’une prophétie autoréalisatrice : les prévisions initiales étaient correctes, et ont provoqué une réaction des agents économiques russes. Et cette réaction a invalidé les prévisions initiales, qui étaient pourtant correctes. L’épistémologie des prophéties autoréalisatrices est fascinante.
Reste que toutes ces causes reposent sur l’hypothèse que les prévisions initiales d’une récession de 8.5% étaient correctes. Or, il y a de bonnes raisons de suspecter qu’elles ne l’étaient pas.
Hypothèse 2 : les prévisions initiales n’étaient pas aussi fiables que d’habitude
L’intuition de cette seconde hypothèse est la suivante : les circonstances du début de la guerre en Ukraine ont temporairement diminué la fiabilité des prévisions de croissance. Les révisions successives démontreraient non pas une moindre efficacité que prévu des sanctions, mais une amélioration de la fiabilité des prévisions — que l’on peut aussi interpréter comme une réduction de notre ignorance de l’état réel de l’économie russe.
Avant de continuer, il me semble important de lever un possible malentendu : les prévisions du FMI sont parmi les plus fiables au monde. Mon argument n’est pas que les prévisions du FMI ne sont pas fiables de manière générale. Mon argument est qu’il y a de bonnes raisons de suspecter que lorsque les sanctions économiques ont été annoncées, leur fiabilité a temporairement diminué. Pourquoi ?
Mon argument repose sur un constat auxquels le Kremlin et les relais de sa propagande ont eux aussi accès : aucun pays de la taille de la Russie n’a jamais été la cible d’une telle pluie de sanctions économiques. Comment prévoir avec précision les effets d’un phénomène qui ne s’est jamais produit ?
L’hypothèse du manque de fiabilité des prévisions initiales est d’autant plus crédible que la qualité des statistiques économiques russes, déjà douteuse avant la guerre, s’est effondrée depuis le début de la guerre. Afin d’éviter qu’elles ne servent aux occidentaux à rendre les sanctions plus efficaces, le régime de Poutine a placé sous secret défense une partie des données économiques russes. Les données économiques qui continuent à être publiées servent régulièrement de substrat à la propagande russe, ce qui pose des questions sur leur qualité. Pourquoi est-ce un problème ?
Pour faire des prévisions de croissance, les économistes dont c’est le travail utilisent des modèles mathématiques. Pour produire une prévision, les modèles ont besoin de données : on entre des données dans le modèle, le modèle tourne et il en sort une prévision. Si la qualité des données se dégrade, et qu’une partie des données deviennent inaccessibles, la qualité et la précision des prévisions qui sortent du modèle vont forcément diminuer. Garbage in, garbage out.
Cette diminution de la qualité et de la précision n’a rien de définitif. Il est sans doute possible de trouver des données alternatives. Mais comme les données alternatives sont différentes, il faudra soit développer un nouveau modèle, soit adapter l’ancien, ce qui va prendre du temps. Tant que le modèle n’a pas été adapté, on est obligé de travailler avec l’ancien modèle désormais imprécis.
Le manque de fiabilité peut aussi s’expliquer par le changement structurel de l’économie russe causé par les sanctions et par la guerre. Du fait de leur intensité, les sanctions économiques ont profondément modifié la manière dont l’économie russe fonctionne. De nombreuses chaînes logistiques ont été rompues. De nombreux clients étrangers ont cessé d’acheter des biens et services produits en Russie. La mobilisation partielle de septembre 2022 a rendu vacants un nombre considérable d’emplois jusqu’ici occupés. Les 150.000 à 250.000 soldats russes qui ont été tués ou blessés vont laisser de nombreux emplois vacants, parfois définitivement. Et ainsi de suite. Un tel changement structurel est déjà documenté, y compris par la Banque centrale russe.
Or, les modèles de prévision reposent sur l’hypothèse que la structure de l’économie est stable à court terme. Si la structure de l’économie russe change brutalement et substantiellement, il faut adapter le modèle. Ce qui prend là aussi immanquablement du temps, et oblige à travailler avec des prévisions imprécises en attendant. Adapter les modèles au changement structurel de l’économie russe est d’autant plus difficile qu’il y a ce problème de qualité et de disponibilité des données économiques russes. Avec moins de données de bonne qualité, il faut davantage de temps pour mesurer l’ampleur du changement structurel, et donc pour construire des modèles dont on a pu vérifier statistiquement qu’ils étaient cohérents avec la nouvelle structure de l’économie russe.
Fondamentalement, cette hypothèse d’une baisse temporaire de la fiabilité des prévisions du FMI propose une explication simple à la révision des prévisions : la révision des prévisions illustre une réduction partielle et progressive de notre ignorance. À mesure que 2022 a progressé, les données (souvent indirectes) sur l’état de l’économie russe ont permis de se faire une idée de plus en plus précise, non pas de l’effet des sanctions économiques, mais simplement de l’état réel de l’économie russe. J’en profite pour rappeler que ni des prévisions de croissance, ni des données de croissance, ne suffisent pour mesurer rigoureusement l’effet des sanctions économiques. Seul un contrefactuel le permet. Prévisions et données de croissance permettent de suggérer l’effet, pas de le mesurer rigoureusement.
Attention au manque (et à l’excès) de prudence épistémique
Pour autant, laquelle des deux hypothèses explique la révision des prévisions ? Est-ce que la révision des prévisions s’explique par des sanctions économiques moins efficaces que prévu ? Ou est-ce que la révision des prévisions s’explique par une réduction de notre ignorance ?
Pour ma part, je n’en sais rien. En fait, je ne suis pas sûr qu’il soit pour le moment possible de répondre à cette question. Les sanctions contre la Russie sont sans précédent dans l’histoire économique mondiale. L’incertitude qui entoure leurs effets me semble réelle, et cette incertitude est sans doute insuffisamment mentionnée dans le débat public. D’autant que même s’il n’y avait pas eu de sanctions, l’économie russe subirait de toute façon l’effet de la guerre. Il faudra du temps pour isoler l’effet toutes choses égales par ailleurs des sanctions, et isoler l’effet toutes choses égales par ailleurs de la guerre.
Se précipiter sur l’une ou l’autre des deux hypothèses me paraît bien imprudent. D’autant qu’il est probable que les deux explications soient vraies en même temps : il est à mon avis probable que l’économie russe ait au moins un peu mieux résisté que « prévu » aux sanctions, car aucune sanction n’est jamais efficace à 100%. D’autant que l’État russe, et en particulier la Banque centrale, a répondu avec agressivité, et vraisemblablement avec une réelle efficacité, à certaines des sanctions. Il est tout aussi probable que notre ignorance ait diminué.
Mais dans quelle proportion l’une et l’autre de ces deux hypothèses expliquent l’ampleur de la révision des prévisions de croissance du FMI ? Comme souvent, la vraie question n’est pas « si » mais « combien ». Avec aussi peu de recul temporel, il me semble difficile de répondre avec précision à cette question. D’autant que faute de savoir où chercher l’information, je ne sais pas si le FMI a adapté son modèle de prévision. Certains disent que le FMI n’a pas adapté son modèle. Mais dans la mesure où ce sont en partie les mêmes qui ont écrit le fameux working paper de Yale prévoyant une récession à mon avis fantaisiste de 40% en Russie pour 2022, j’accorde une confiance limitée à leur critique. D’autant que la critique est formulée sur un ton incendiaire, ce qui pourrait indiquer que l’objectif de la critique n’est pas d’alimenter le débat avec sincérité, mais d’atteindre des objectifs médiatiques. Après tout, si j’avais moi aussi publié sur un ton tonitruant une prévision de récession de 40%, je serais sans doute tenté de vouloir décrédibiliser les institutions qui ont fait preuve d’un peu plus de prudence épistémique.
Dans le même temps, le Kremlin et ses relais qui se jettent sur l’hypothèse d’une moindre efficacité des sanctions économiques font eux aussi preuve d’imprudence épistémique. Ce qui n’est pas surprenant, puisque leur objectif n’est pas d’argumenter avec sincérité mais d’influencer les opinions publiques occidentales avec de la propagande.
De manière générale, je pense qu’il faut continuer à prendre avec prudence les prévisions de croissance de l’économie russe. On a vu pour 2022 qu’elles pouvaient largement varier. Cette imprécision peut continuer pour 2023, 2024 et encore après — et ce, sans nécessairement préjuger du sens de la révision. Les prévisions peuvent sous-estimer, ou surestimer, la croissance économique russe. C’est d’autant plus vrai que les sanctions ont été conçues comme un poison lent : il faudra des années pour qu’elles produisent tout leur effet. Notre ignorance sur l’importance de leur effet va perdurer encore longtemps, en grande partie parce que leur effet est encore en train de se produire.
Un dernier point important : attention à l’excès de prudence. Les prévisions du FMI sont des prévisions fiables. Dire qu’elles sont désormais un peu plus imprécises ne veut pas dire qu’elles n’ont aucune valeur, ni qu’il faut les rejeter.
Lorsque le FMI a publié ses dernières prévisions fin janvier, une nuée de complotistes sont venus polluer mes mentions sur Twitter — les joies du Twitter 2.0 d’Elon Musk. D’après eux, j’aurais eu tort de « croire » les prévisions du working paper de Yale dont je parle plus haut. Les complotistes ont abondamment cité l’article ci-dessous, comme preuve de mon supposé manque de fiabilité. Le problème ? Dans l’article, je dis littéralement que la prévision du working paper est peu crédible car elle ne repose pas sur un modèle de prévision. Et quelles prévisions je cite à la place ? Celles… du FMI.
Des prévisions imprécises sont utiles, car elles permettent de fixer des bornes crédibles. Rejeter les prévisions du FMI au prétexte qu’elles seraient imprécises est d’autant plus une erreur s’il n’y a pas beaucoup d’alternatives.
Pour conclure, il me semble donc important de continuer à faire preuve de prudence à l’égard des prévisions de croissance de l’économie russe, sans tomber dans le piège de l’excès de prudence — au risque de jeter l’eau du bain avec le bébé.
Dans ce qui sera sans doute le dernier article de cette minisérie, j’aborderai si et comment la Russie échappe aux sanctions — et ce que les occidentaux peuvent, et ne peuvent pas, faire pour lutter contre. Pour ne pas le manquer, pensez à vous abonner à la newsletter.
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À bientôt sur L’Économiste Sceptique,
Olivier