#118 · Il n’y a aucun miracle économique russe
Les dernières prévisions de croissance du FMI ne permettent pas de conclure que les sanctions économiques contre la Russie sont inefficaces
Chère abonnée, cher abonné,
Depuis que la guerre en Ukraine a débuté il y a bientôt un an, j'ai largement couvert ses effets économiques sur L'Économiste Sceptique.
L’un des effets économiques parmi les plus discutés est l’effet des sanctions économiques décidées par les pays occidentaux contre la Russie. Mesurer l’effet des sanctions est une question scientifique. Pour autant, le régime de Poutine diffuse de la propagande dans laquelle il minimise l’effet des sanctions. Le régime de Poutine a un intérêt à faire croire aux opinions publiques occidentales que les sanctions sont coûteuses et inutiles. L’objectif est de nous manipuler pour que nous fassions pression sur nos élus pour qu’ils lèvent les sanctions. Dans le débat sur l’effet des sanctions, il faut faire attention à distinguer les arguments fondés des arguments qui reprennent la propagande du régime de Poutine.
L’effet des sanctions est redevenu un sujet de débat fin janvier. Le Fonds Monétaire International (FMI) a publié des prévisions de croissance économique pour 2023 et 2024. D'après les prévisions du FMI, en 2024 le PIB russe devrait connaître une croissance supérieure à la croissance du PIB de la zone euro. Certaines chaînes d'information ont titré sur un « miracle » économique russe à partir de ces prévisions.
En réalité, les prévisions du FMI ne sont la preuve d’aucun « miracle ». Au contraire : si on les regarde attentivement, ce qu’un certain nombre de commentateurs ont manifestement omis de faire, elles montrent que l’économie russe est dans un état précaire.
Bien que le régime de Poutine diffuse de la propagande sur l’effet des sanctions, le FMI ne peut pas être suspecté de relayer cette propagande. Contrairement aux données économiques russes, les prévisions du FMI sont dignes de confiance. Pour autant, les prévisions du FMI ne prouvent aucune « inefficacité » des sanctions. Celles et ceux qui tirent cette conclusion soit se trompent, soit tirent les conclusions qui leur plaisent au détriment de la réalité, soit essaient de nous manipuler — ou toute combinaison.
Sans surprise, cette conclusion fallacieuse a été reprise par les relais habituels de la propagande du Kremlin. Mes mentions sur Twitter fin janvier en témoignent : j’ai été, disons, interpellé par toute une série de comptes inconnus. Beaucoup reprenaient exactement les mêmes arguments fallacieux, et quasiment tous prétendaient réfuter des articles que j’avais écrits alors qu’il était évident qu’ils n’avaient ni lu, ni compris, les articles en question. Il est d’ailleurs cocasse d’observer ces gens s’étant découvert une expertise sur la santé publique au moment du COVID, se découvrir aujourd’hui une expertise sur l'efficacité des sanctions économiques.
Pour qui a un minimum de connaissances en science économique et qui n’est pas infondé à la propagande d’une puissance étrangère hostile, les prévisions du FMI ne sont pas surprenantes. Le débat qui s’est réactivé à la suite de la publication des prévisions de janvier repose en grande partie sur des arguments qui étaient déjà faux il y a six mois, et qui sont toujours faux aujourd’hui.
« Le cours du rouble est remonté »
L’argument du cours du rouble n’est pas directement lié aux prévisions de croissance du FMI, mais LCI l’a utilisé dans son émission sur le « miracle » économique russe. C'est factuellement vrai : depuis mars 2022, le cours du rouble est remonté. Pour autant, comme je l’écrivais dès le mois d’avril 2022, cette remontée n’est possible que parce que le volume de transactions en roubles s'est effondré. Cette remontée du cours est un trompe-l’œil. Pire : elle n’est possible que parce que le rouble est fragilisé. On aura vu « miracle » économique plus convaincant.
« C'est bien la preuve que les sanctions ne marchent pas »
Il est impossible de logiquement conclure que les sanctions ne marchent pas à partir des prévisions du FMI. Et ce, pour plusieurs raisons.
La première raison est méthodologique. Pour mesurer l’efficacité des sanctions, il faut utiliser des méthodes statistiques qui remplissent trois critères. Le premier : les méthodes statistiques permettent d’identifier des causalités. Dans quelle mesure les fluctuations de l’économie russe sont-elles causées par les sanctions économiques ? Par la guerre elle-même ? Ou par d’autres phénomènes encore ? Le deuxième : les méthodes statistiques permettent d’identifier les effets toutes choses égales par ailleurs. On veut mesurer l’effet des sanctions pour lui-même, sans le mélanger à l’effet de la guerre ou à l’effet de la mobilisation décrétée par Poutine en septembre 2022. Le troisième : les méthodes statistiques reposent sur un contrefactuel. On compare le PIB russe avec les sanctions avec le PIB que la Russie aurait eu si elle n’avait pas subi de sanctions.
Des prévisions de croissance n’identifient pas des causalités, elles ne sont pas toutes choses égales par ailleurs, et elles ne reposent pas sur des contrefactuels. Tirer des conclusions causales à partir de prévisions de croissance n’a aucun sens.
La seconde raison est une confusion sur les objectifs des sanctions. Comme je l’écrivais en octobre 2022, les experts sont d’accord : les sanctions économiques n’ont pas pour objectif principal de provoquer un effondrement de l’économie russe. Elles ont pour objectif de réduire la capacité de nuisance de l’État russe. C’est un truisme de dire qu’avec un PIB dont la croissance est ralentie par les sanctions, la capacité de nuisance de l’État russe est diminuée. Mais il est possible de réduire la capacité de nuisance de l’État russe sans provoquer un effondrement de l’économie russe. Pour mesurer l’effet des sanctions, il faut donc mesurer leur effet par rapport à leurs objectifs réels, plutôt que par rapport à des objectifs inventés.
Certains répondront à ce rappel en citant les propos que Bruno Le Maire a tenus le 1er mars 2022. Il avait déclaré que le but des sanctions était de provoquer un « effondrement » de l’économie russe. Sur ces propos, deux choses. La première : en quoi les propos d’une seule personne, fut-elle ministre de l’Économie de la France, sont-ils suffisants pour établir les objectifs des sanctions économiques ? Les sanctions économiques sont décidées par plusieurs dizaines de pays dans un processus de concertation permanente. Elles évoluent constamment. En quoi l’avis de Bruno Le Maire serait une bonne mesure des objectifs d’une coalition aussi large ?
La seconde : pourquoi les personnes qui citent ces propos de Le Maire ne rappellent quasiment jamais que Le Maire est revenu dessus le jour même ?
Utiliser cette déclaration pour prétendre prouver les objectifs des sanctions n’a aucun sens. Cette déclaration est, au mieux, une anecdote qui montre un responsable politique ayant maladroitement communiqué.
La troisième raison est que les sanctions ont principalement été conçues pour avoir des effets à moyen terme. J’écrivais à ce sujet dès le mois de mars 2022. Est-ce que les prévisions de croissance du FMI montrent que la Russie sera capable d’exploiter de nouveaux champs gaziers d’ici 2030 ? Qu’elle pourra construire suffisamment de terminaux de gaz naturel liquéfié pour compenser la réduction des livraisons de gaz vers l’Europe d’ici 2030 ? Que la main-d’œuvre qualifiée qui a quitté le pays reviendra d’ici 2030 ?
La réponse à toutes ces questions est non. Utiliser des prévisions de croissance de 2024 pour prétendre mesurer un effet censé se manifester plus tard n’a aucun sens.
La quatrième raison est une confusion entre l’ampleur de l’effet, et l’existence de l’effet. Il est exact que la récession de 2.2% que connaît l’économie russe en 2022 est moins forte que la récession que laissaient envisager de précédentes prévisions. Est-ce qu’une récession de 2.2% est un « miracle » économique, comme l’a titré LCI ? C’est, je crois, un argument audacieux de la part de LCI. L’argument est d’autant plus audacieux si l’on regarde les données. Pour l’exercice, contentons-nous de regarder les seules données du FMI.
Dans la Figure 1, j’ai représenté le taux de croissance du PIB russe et le taux de croissance de plusieurs zones géographiques pour 2022, 2023 et 2024. On voit bien que l’économie russe se distingue par une importante récession en 2022.
Dans la Figure 2, j’ai pris les mêmes données mais au lieu de grouper les bâtons par zone géographique, je les ai groupés par année. On voit bien qu’en 2022 et pour les zones géographiques que j’ai retenues, l’économie russe est la seule à connaître une récession. Même en 2023 : certes, le FMI prévoit la fin de la récession pour la Russie, mais sa croissance économique sera inférieure à celle des zones géographiques que j’ai retenues.
Pour finir, j’ai représenté dans la Figure 3 la différence entre le taux de croissance de l’économie russe et le taux de croissance des zones géographiques que j’ai retenues (attention, l’unité n’est pas en pourcentages mais en points de pourcentage). Si la différence entre les taux de croissance est négative, c’est-à-dire que le bâton est inférieur à zéro sur le graphique, cela signifie que le taux de croissance russe est inférieur au taux de croissance de la zone géographique avec lequel je le compare.
On voit bien qu’à part pour la zone euro en 2024, l’économie russe a un taux de croissance systématiquement inférieur à celui des zones géographiques que j’ai retenues, y compris pour 2024.
Vous comprenez sans doute pourquoi parler de « miracle » économique pour une économie aussi détériorée me paraît bien audacieux. C’est d’autant plus audacieux que la stagnation de l’économie russe dure depuis bientôt quinze ans. En 2008 et après, l’économie russe a subi les effets de la crise. À partir de 2014, elle a subi les effets des sanctions économiques décidées après son annexion illégale de la Crimée.
La récession de 2022 n’est pas un incident isolé qui touche une économie en bonne santé. La récession de 2022 est une récession importante qui touche une économie affaiblie depuis 15 ans.
Les prévisions du FMI ne permettent pas de mesurer l’effet des sanctions économiques contre la Russie. En revanche et comme l’illustrent les trois graphiques, elles suggèrent que les sanctions ont un effet négatif sur l’économie russe. Un effet que confirme la littérature scientifique qui repose sur les méthodes statistiques qui remplissent les trois critères que je mentionnais plus haut.
Dans la deuxième partie de l’article, j’expliquerai en quoi la prévision de croissance supérieure pour la Russie comparée à la prévision de croissance de la zone euro pour 2024 n’est toujours pas l’illustration d’un « miracle » économique russe. Je m’interrogerai sur les raisons pour lesquelles le FMI a révisé ses prévisions de croissance pour 2022, afin d’identifier la confiance qu’il faut accorder à ses prévisions de croissance. Enfin, j’aborderai ce que sont d’après moi les vraies questions sur l’effet des sanctions économiques contre la Russie que posent les prévisions de croissance du FMI.
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À bientôt pour le prochain article de L’Économiste Sceptique,
Olivier