#104 · Pourquoi l’ultimatum de Musk aux salariés de Twitter a échoué
En plus de fragiliser une entreprise déjà affaiblie, l'échec de cet ultimatum était facilement prévisible
Chère abonnée, cher abonné,
Mon travail avec L’Économiste Sceptique est avant tout celui d’un vulgarisateur scientifique — plus exactement, d’un vulgarisateur de la science économique. Mon objectif est de vous transmettre des connaissances sur la science économique. Décrypter l’actualité n’est pas en soi l’un de mes objectifs. Néanmoins, l’actualité peut me servir de marchepied pour vous transmettre des connaissances sur la science économique. C’est ce que je compte faire avec cet article.
Vous savez sans doute que le milliardaire Elon Musk a racheté le 27 octobre le réseau social Twitter pour 44 milliards de dollars. C’est un prix très supérieur à la valeur de Twitter, un avis qui vient de Musk lui-même. Depuis qu’il en a pris le contrôle, Musk s’est illustré par une gestion chaotique de Twitter, au point que des questions se posent désormais sur la survie même de Twitter. Mastodon, qui n’est pas véritablement une alternative à Twitter mais qui est perçu comme tel par de nombreuses personnes, connaît un pic d’activité sans précédent — au passage, vous pouvez me suivre à @ecosceptique@mastodon.online.
Je ne vais pas entrer dans le détail des évènements qui ont eu lieu depuis le 27 octobre. J’aimerais me concentrer sur un évènement récent : l’ultimatum que Musk a envoyé aux salariés de Twitter la semaine dernière, ultimatum qui a spectaculairement échoué. En mobilisant un peu de théorie des jeux, il était pourtant facile de prévoir que cet ultimatum allait échouer.
Le 16 novembre, Musk a envoyé un email aux salariés restants de Twitter — il a en effet procédé au licenciement d’environ 50 % d’entre eux quelques jours après avoir pris le contrôle de l’entreprise. Dans cet email, il a annoncé l’ultimatum suivant : acceptez de travailler dans des conditions « extrêmement hardcore » (« extremely hardcore”) ou partez. Les salariés devaient accepter l’ultimatum en remplissant un Google Form ; s’ils ne le faisaient pas d’ici le lendemain 17 h (heure de Californie), ils seraient licenciés avec une prime de départ équivalente à trois mois de salaire.
Résultat ? Au moins 1200 personnes auraient refusé l’ultimatum, étant ainsi immédiatement licenciées. Pour rappel, Twitter avait environ 3500 salariés avant l’ultimatum, et en avait environ 7500 avant que Musk n’en prenne le contrôle.
J’expliquerai plus loin pourquoi un si grand nombre de départs était prévisible. Lorsque cet ultimatum a été rapporté dans les médias, je me suis d’ailleurs immédiatement dit que son véritable objectif était de réduire la masse salariale de Twitter sans le dire explicitement. On sait désormais que c’était bien l’objectif, à un détail près : Musk ne pensait pas qu’un si grand nombre de personnes allaient partir. J’ai été surpris de découvrir qu’il a fait le tour de certains services pour essayer de convaincre certains salariés considérés comme importants de rester. Il a tenu une visioconférence pour s’adresser à ceux qui n’étaient pas présents au siège de Twitter à San Francisco, et est allé jusqu’à offrir des augmentations de salaire de l’ordre de 100 000 $ par an. Manifestement, sans grand succès. Des équipes critiques ont été décimées, au point que la question se pose désormais de la survie technique de Twitter. Est-ce que le site Internet va continuer à fonctionner au cours des prochaines semaines, des prochains mois ?
Cet exode mal préparé est une nouvelle mauvaise nouvelle pour le Twitter de Musk. L’entreprise a déjà vu ses revenus publicitaires chuter à cause de la gestion de Musk. Pour rappel, 90% du chiffre d’affaires de Twitter provenait de la publicité. En sachant que l’entreprise n’était déjà pas rentable. Cette chute du chiffre d’affaires va faire empirer sa situation financière déjà fragile.
Venons-en à l’ultimatum. Pourquoi suis-je aussi affirmatif lorsque j’écris qu’il était quasiment certain qu’il allait échouer ? Pour répondre à cette question, je vais mobiliser la théorie des jeux. J’expliquerai en détail ce qu’est la théorie des jeux dans un prochain article du Wiki — ne le manquez pas en vous abonnant à ma newsletter.
Pour faire simple, la théorie des jeux est un ensemble de modèles mathématiques qui modélisent ce que l’on appelle les interactions stratégiques. Une interaction stratégique, c’est lorsque deux (ou plus) agents économiques 1) prennent une décision qui va avoir un effet sur l’autre agent économique 2) prennent en compte dans leur décision l’effet que leur décision aura sur la décision de l’autre. Dans le jargon de la théorie des jeux, on appelle ces agents des joueurs. Pour l’anecdote, sans être stricto sensu un théoricien des jeux, j’ai utilisé la théorie des jeux dans l’un des chapitres de ma thèse et je l’ai enseigné pendant deux ans en travaux dirigés à la Faculté de Droit, sciences économiques et de gestion de l’Université de Lorraine à Nancy.
Les interactions stratégiques sont présentes partout dans la vie sociale. La théorie des jeux a un cadre d’application large — pas seulement en économie. Voici des exemples d’interactions stratégiques :
- une intervention militaire : l’attaquant comme le défenseur vont décider quelles opérations mener en prenant en compte comment l’autre pourra répondre à leurs opérations
- une campagne politique : les candidats vont décider quoi communiquer en prenant en compte ce que les autres pourront répondre
- la fixation du prix d’un produit sur un marché oligopolistique (un oligopole est un marché où il y a peu d’entreprises en concurrence, comme la téléphonie mobile en France) : les entreprises sur le marché vont fixer le prix de leur produit en prenant en compte la manière dont leurs concurrents vont ajuster leurs prix en conséquence
- la négociation d’un contrat entre un salarié et un employeur : le salarié comme l’employeur va prendre en compte comment l’autre réagira à ses demandes avant de les formuler
- etc.
En quoi la théorie des jeux me permet-elle de dire que l’ultimatum allait certainement échouer ? Lorsqu’un joueur (Musk) envoie un ultimatum à un autre joueur (chaque salarié restant de Twitter), le joueur qui reçoit l’ultimatum a le choix entre deux options : accepter ou refuser. Pour prendre sa décision, il va comparer le gain net, c’est-à-dire le gain moins le coût, de chacune des deux options. Il choisira l’option ayant le gain net le plus élevé. Dans le cas de l’ultimatum de Musk, il me semble relativement évident que le gain net de l’option “partir” était largement supérieur au gain net de l’option “rester”.
Rester, c’est travailler dans une entreprise dont la culture a radicalement changé, avec un management erratique et cruel bien différent de celui qui existait jusqu’ici. C’est ne plus pouvoir télétravailler, Musk ayant mis fin au télétravail de Twitter en exigeant de ses salariés qu’ils reviennent en présentiel quasiment du jour au lendemain.
Rester, c’est travailler dans une entreprise dont le nouveau PDG n’a pour l’instant pas été capable d’expliquer ce qu’il compte faire du produit, et qui n’en comprend manifestement pas le fonctionnement. Musk a demandé aux équipes de Twitter de lui expliquer le fonctionnement technique de la plateforme après avoir licencié ou fait partir 75% des salariés — dont certains sont partis avec des connaissances irremplaçables. Musk a poussé au lancement d’une nouvelle version de l’abonnement Twitter Blue, or ce nouveau Twitter Blue a été un désastre pour la crédibilité de la plateforme auprès des annonceurs et des utilisateurs. Environ 24 h après son lancement, Twitter a mis Twitter Blue en pause et après avoir communiqué sur un retour pour le 29 novembre, Musk a annoncé qu’il n’y a plus de date pour un éventuel retour. Cet échec était prévisible, comme le montrent les mises en garde contre les risques d’abus venant des… équipes de Twitter en charge de la sécurité de la plateforme.
Rester, c’est travailler dans une entreprise déjà fragile financièrement dont les perspectives financières ne sont pas claires. Musk lui-même dit que Twitter est menacé de faillite. La nouvelle version de Twitter Blue aurait attiré environ 40 000 utilisateurs en 24 h, un rythme qui, s’il était maintenu, générerait un chiffre d’affaires maximal de l’ordre de 120 millions de dollars par an. Par comparaison, les seuls intérêts de la dette que Twitter doit désormais payer après son rachat par Musk sont de un milliard de dollars par an. Avant son rachat, Twitter dépensait cinq milliards de dollars par an pour opérer son service. Avec une réduction massive des revenus publicitaires et avec des produits alternatifs qui génèrent un chiffre d’affaires dérisoire, l’équation financière s’est déjà dégradée — et va sans doute continuer à le faire.
Rester, c’est travailler dans une entreprise où la modération, déjà controversée, a s’est d’ores et déjà dégradée, sans doute du fait du départ massif des salariés en charge de la modération. Musk avait annoncé la création d’un conseil préalablement à tout changement de la politique de modération de Twitter. Ce conseil n’existe toujours pas, pourtant Musk a réinstallé le compte de Donald Trump, que Twitter avait banni lors de l’insurrection du Capitole du 6 janvier 2021. Yael Roth, l’ancien et respecté responsable de la modération que Musk avait mis en avant après être devenu propriétaire de l’entreprise, a démissionné avec fracas et s’est fendu d’un éditorial dans le New York Times pour expliquer sa démission.
Rester, c’est travailler pour un milliardaire qui tweete régulièrement des propos conspirationnistes, transphobes, validistes ou misogynes, et qui souhaite un bon retour à un rappeur sur le déclin ayant tenu des propos antisémites.
Partir, c’est quitter le chaos dans lequel Twitter est désormais plongé.
Partir, c’est empocher une prime de départ équivalente à trois mois de salaire.
Partir, c’est se donner l’opportunité d’être rapidement recruté ailleurs. Les salariés faisant partie des 50% déjà licenciés peuvent témoigner que les recruteurs sont activement à leur recherche. Tumblr, Reddit ou encore TikTok se sont montrés agressifs pour recruter d’anciens salariés de Twitter. Pour de nombreux salariés, partir n’est pas une option risquée. C’est d’autant moins risqué que les salariés de Twitter ont des profils relativement généralistes : il y a beaucoup d’entreprises, petites et moins petites, qui recrutent des développeurs, des spécialistes du marketing ou des comptables.
Dans le langage de la théorie des jeux, les salariés de Twitter avaient une option de sortie (outside option) crédible. Concrètement, de nombreux salariés de Twitter pouvaient facilement quitter la négociation, c’est-à-dire refuser l’ultimatum, car le gain net de l’option “partir” était supérieur au gain net de l’option “rester”. En d’autres termes, on n’envoie pas d’ultimatum à quelqu’un qui peut facilement le refuser. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de recourir à la théorie des jeux pour aboutir à cette conclusion, le bon sens suffit. C’est pour cette raison que j’ai été surpris lorsque j’ai découvert que Musk pensait que son ultimatum allait réussir. Dans quelle réalité alternative faut-il vivre pour s’attendre à ce qu’un ultimatum pareil réussisse ?
Il est d’ailleurs probable qu’une partie substantielle des salariés de Twitter ayant accepté l’ultimatum n’avaient en réalité pas le choix. En d’autres termes, leur option de sortie n’était pas aussi bonne. C’est typiquement le cas des personnes étrangères employées par Twitter aux États-Unis avec le visa H1B, visa qui ne leur laisse en pratique qu’une grosse trentaine de jours pour retrouver du travail. Si elles échouent, elles sont obligées de quitter immédiatement le pays. Mieux vaut rester chez Twitter, quitte à chercher un autre emploi en parallèle, que prendre le risque de devoir quitter le pays.
Pourquoi Musk a-t-il envoyé un tel ultimatum alors que l’ultimatum n’avait quasiment aucune chance de réussir ? Il est difficile de répondre à cette question. Les sciences humaines et sociales (SHS) étudient les comportements “moyens”, elles ne permettent pas d’expliquer le comportement d’un individu donné. On en est réduit à émettre des hypothèses, que l’on ne pourra sans doute jamais vérifier. Pour ma part, je suspecte que Musk fait l’objet d’un tel culte de la personnalité de ses fans qu’il a fini par atterrir dans une chambre d’écho. Il n’y a plus personne autour de lui pour tenir un discours contraire à ses idées — il a d’ailleurs licencié entre 10 et 20 personnes de Twitter parce qu’elles ont osé le contredire. Cet ultimatum raté, ça pourrait être une illustration de ce qui arrive lorsqu’une personne vit dans une chambre d’écho et que cette chambre d’écho se reconnecte avec la réalité. Cette hypothèse expliquerait également pourquoi il a pris des décisions aussi néfastes pour la santé financière de Twitter comme licencier la moitié des salariés sans prendre la peine de vérifier leur importance, s’aliéner les annonceurs et lancer un produit dont l’échec était prévisible et qui ne rapportera qu’une fraction des revenus publicitaires qu’il a détruit. Encore une fois, je n’émets là qu’une hypothèse.
Un mot un peu plus personnel pour conclure cet article. Je suis choqué par la violence et la cruauté avec laquelle Musk traite les salariés de Twitter. Vu le nombre de procès intentés par d’anciens salariés contre Tesla, je présume que ce sont des méthodes dont il est coutumier. Autant je peux comprendre que Twitter avait une masse salariale trop importante et qu’il était nécessaire de la réduire — un plan social était vraisemblablement déjà en préparation avant que Musk ne rachète l’entreprise. Autant cela me choque de licencier 50% des salariés 1) par un email 2) non signé 3) envoyé un dimanche 4) une semaine après avoir pris possession de l’entreprise.
Malgré ses (nombreux) défauts, j’ai aimé être sur Twitter. C’était ma plateforme de choix pour m’exprimer. Je ne compte pas supprimer mon compte, mais me concernant, cet attachement que j’avais pour la plateforme n’existe plus. Ce constat m’attriste, mais c’est ainsi. J’en profite pour vous dire que j’ai créé un compte sur TikTok, j’ai relancé mon compte Instagram, je publie désormais des Shorts sur YouTube et mon compte Mastodon va petit à petit monter en puissance. J’ai aussi une chaîne sur Telegram. N’hésitez pas à m’y retrouver !
Je publierai la semaine prochaine le dernier article de ma série du Wiki consacrée à l’inflation. Ne le manquez pas en vous abonnant à ma newsletter.
À bientôt sur L’Économiste Sceptique,
Olivier